Mark Dery, l’entretien (2/4) : La lutte d’une communauté sans cesse remise en jeu

De toutes parts émane un nouvel entendement selon lequel l’histoire de l’humanité n’est qu’une histoire de migrations pénibles, violentes et injustes, qui ne trouve – aujourd’hui seulement – une ébauche de dénouement qu’au travers d’accords de reconnaissance pacifiques/universels, de réparations et de commémorations.  

 

Black(s) to the Future : Selon vous, quel serait aujourd’hui le nouveau champ de bataille de la communauté noire, au-delà de l’héritage Hip-hop représenté par son intelligentsia ? Ou, pour être  plus spécifique : l’enjeu identitaire est-il toujours de mise pour la communauté noire ou bien le melting pot a-t-il forgé avec succès une nouvelle identité américaine prête à faire face aux nouvelles menaces externes à son intégrité en tant que peuple uni ? Cette question est d’autant plus décisive qu’il est impossible de négliger les nombreux « points de friction » comme les récentes manifestations de Cleveland & Baltimore, ou la sortie du film « Dear White People »…

 

Mark Dery : Puisque je fais partie de ces « Dear White People » (ndt – très chers blancs), il serait (au minimum) présomptueux de ma part de parler au nom des afro-américains, et plus encore, de prétendre dresser un plan de bataille culturel pour l’Amérique noire.

 

Ceci dit, votre référence aux politiques de l’identité noire me fait penser au contraste édifiant entre l’internationalisme des luttes de libération noires d’autrefois (et notamment W.E.B. DuBois), et la façon dont on se mobilise aux Etats-Unis contre une lente érosion des gains de l’ère des droits civiques et cette mode de la “planète Moi”. Je pense aux actions directes pour les droits civiques, la justice sociale et la liberté de s’épanouir à l’abri de la peur : les manifestations massives, le hashtag #BlackLivesMatter (ndt – stop au mépris de la vie des noirs), le meme “I Can’t Breathe” (ndt – j’étouffe), Bree Newsome se trémoussant sur les mâts des drapeaux du Capitole en Caroline du Sud, alors qu’elle abaisse les couleurs des Confédérés.

 

Deux manifestants à la suite de l’assassinat de Ferguson, s’opposant à la violence systémique de la police vis-à-vis des Noirs-Américains
(source : @occupythemob sur Twitter) 

 

Par « lente érosion » j’entends l’éviscération du Voting Rights Act, la suppression de l’électorale généralisée, le charcutage électoral (redécoupage administratif tactique affaiblissant l’impact politique des communautés de couleur), la criminalisation des pauvres, l’incarcération massive des jeunes noirs par le complexe carcéral industriel. Sans oublier la brutalisation et les meurtres de personnes de couleur, en toute impunité le plus souvent, par une force de police de plus en plus militarisée, qui a pour véritable but de protéger la propriété et la tranquillité d’esprit de la classe dirigeante contre une classe inférieure au mécontentement grandissant. On observe tout ça d’une part, et d’une autre une focalisation croissante sur le moi.

 

C’est une évidence dans la culture narcissique du selfie, normalisée par les réseaux sociaux. Mais également à travers ce postulat qui domine les campus universitaires, selon lequel des professeurs (comme Laura Kipnis à Northwestern University qui met en question les croyances chéries de ses étudiants) menaceraient la salle de classe en ce qu’elle devrait être un “lieu sûr”, à l’abri de toute idée perturbatrice. Ce phénomène, cette fixation sur l’atome social — le Moi étant la mesure de toute chose, est d’autant plus tangible au coeur du débat autour des  « avertissements d’audience », qui tendent à fliquer le discours professoral, prétextant que les étudiants traumatisés par des violences sexuelles le seront à nouveau s’ils en viennent à parler d’un roman abordant ce même thème, par exemple. On a ensuite la notion de « micro agression » ; les petits actes inconsidérés et les réflexions racistes, homophobes ou trans-phobes qui, nous dit-on, font l’effet de milliers de petites vivisections sur les personnes de couleur, les gays et les personnes transgenres. Ce zoom sur les politiques de l’individu, loin de tout sentiment de cause commune, et cette accentuation sur les politiques de l’émotion — offenser et s’offenser, blesser et être blessé — est, au moins en partie, le fruit malheureux de l’engouement académique pour la politique d’identité des années 90.

 

Il ne s’agit pas de prendre à la légère cette prise de conscience accrue des politiques de la vie quotidienne, ni de rejeter les millions de différentes façons via lesquelles le pouvoir est stratégiquement déployé. Mais le mouvement historique qui s’éloigne d’un internationalisme “grand angle” DuBois-ien pour rejoindre des politiques zoomant sur l’individu, se concentrant sur des problèmes micro-politiques relatifs au soi et au corps me frappent comme une capitulation face au statu quo.

 

 

 

Ce sont les politiques du cynisme et de l’éreintement, que l’on peut expliquer par le biais d’un sentiment d’impuissance commun face à l’atrophie de la démocratie causée par les influences des entreprises et des idéologues milliardaires comme les frères Koch, avec l’aide de la Court Suprême. On bat en retraite tout comme la génération du baby boom des années 1970 qui, en sombrant dans la spiritualité New Age (l’auto-assistance et le Mouvement du potentiel humain, les dômes de plaisir des colonies échangistes et les bains publics gays), fut en partie un aveu de défaite, de la rue, au pied des barricades ; même lorsqu’elle forçait le changement social en remettant en question les notions normatives de genre et de sexualité. L’individu est évidemment politique, et les volte-faces relativement soudaines en faveur des mariages gay et transgenre (du moins dans le cas de la célèbre trans-femme Caitlyn Jenner, dont la couverture cul-cul pour Vanity Fair a ironiquement réaffirmé les notions de féminité et beauté conventionnelles) excitent une certaine libération des moeurs, signe bien trop rare de progrès humain.

 

La guerre des cultures importe, évidemment. Mais il ne faut pas négliger les demandes collectives en faveur d’un changement législatif et judiciaire, ainsi que des actions de base pour la justice sociale, et le démantèlement des démons institutionnels profondément enracinés. Ce n’est pas un jeu à somme nulle, mais je pense que nous sommes nombreux à rêver de l’envolée d’un mouvement de masse revendiquant justice sociale et équité économique par tous les moyens. C’est le « Black future » auquel j’espère pouvoir assister.

Ce n’est pas à moi de dicter ce que l’Amérique noire doit faire, mais à chaque fois que quelqu’un comme Ta-Nehisi Coates, Cornel West, Robin D. G. Kelley, Tricia Rose, Mychal Denzel Smith, Greg Tate, Michael Eric Dyson ou Mark Anthony Neal s’en prennent au pouvoir américain, mes cheveux se dressent sur la tête. La matrice bug, ne serait-ce qu’une seconde, nous offrant un double aperçu du cauchemar du réel et des possibilités utopiques qui pourraient être à portée de main si nous en avions la volonté collective.

Traduction : Justine Rousseau

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Cover photo :

Civil Rights photograph series, by James Karales

Par Mawena Yehouessi

Diplomée de Philosophie puis Gestion de Projets Culturels, Mawena fait ses premières armes dans les milieux de l’art contemporain tout en menant de front divers projets : soirées, édition, collectifs artistiques… Fondatrice et directrice de Black(s) to the Future, son objectif est simple : mettre en lumière la part « afro » du monde et performer le futur. | www.mawenayehouessi.fr // @ma.wena