A première vue, afro signifie africain. L’afro-futurisme n’est pourtant pas un mouvement africain. Il est officiellement né aux Etats-Unis dans les années 90 et conduit de bout en bout par des afro-américains de renom tels que Sun-Ra, George Clinton, Samuel R. Delany, Tricia Rose, Janelle Monae… Par ailleurs, s’il est vrai que l’afro-futurisme entretient une relation particulière au continent noir, il convoque aussi des sujets universels. Surtout, l’afro-futurisme propose sa propre interprétation du monde, et qui va bien au-delà de l’Afrique. Alors, entre africanité, blackness(/négritude) et rapport au monde, que recouvre réellement le terme « afro » ?
Effacer l’africanité
Les Etats-Unis sont reconnus comme étant nés d’un conglomérat d’immigrés. Sa culture est ainsi une combinaison d’apports multiples et successifs, provenant de différentes communautés. Mais il paraît toutefois important d’opérer une distinction entre deux types de migrants américains : les hommes libres et les esclaves. Les premiers sont relativement parvenus à maintenir un sentiment d’appartenance à leurs origines : ils conserveraient non seulement des moyens de maintenir ces racines “en vie” (voyages, correspondance, etc.), mais garderaient aussi une certaine estime (de soi et mutuelle) si ce n’est un sentiment global d’hégémonie. Ils ne perdraient pas ce qui les définit tant socialement qu’individuellement : une éducation, un folklore, des croyances, une histoire…
Les noirs à l’inverse resteraient cantonnés à un unique statut, l’esclavage, qui annihilerait toute prise en compte du fait que l’un d’eux puisse être originaire de telle ou telle région d’Afrique, s’identifie à tel ou tel groupe ethnique, à telle ou telle valeurs spirituelles, etc. Ils n’auraient la possibilité de se définir que selon un seul et même principe : leur négritude. Leurs racines africaines, ne seraient plus considérées que comme anecdotiques, voire dénuées de toute pertinence. Il se verraient refuser toute culture, toute affiliation, toute existence qui ne serait pas « factuelle ». Dès lors, les Etats Unis d’Amérique seraient constitués d’hommes et de femmes d’origine caucasienne… et de noirs (auxquels s’ajoutent quelques amérindiens reclus dans les réserves de l’époque).
Voici donc le premier fait : les esclaves africains ont été contraints de renoncer à leur africanité, en faveur de la manifestation de leur négritude, le seul moyen pour eux « d’être » au monde. Déracinés, ils ont été mêlés et confondus les uns aux autres, contraints ensemble, depuis leur transport en bateau jusqu’à leur arrivée sur le sol de l’Amérique. Mais à force de persévérance, ils ont trouvé le moyen de rallier ce qu’ils se sont découvert en partage et de se réinventer en une toute nouvelle culture. Ainsi, entre oubli (ce dont ils essaieraient de se souvenir comme étant leur) et syncrétisme (ce dont ils se serviraient comme terreau de ralliement), la blackness pouvait éclore, se faisant dès lors l’antithèse de tout conservatisme.
Credits : Tubman in 1887 (far left), with her husband Davis (seated, with cane), their adopted daughter Gertie (beside Tubman), Lee Cheney, John « Pop » Alexander, Walter Green, Blind « Aunty » Sarah Parker, and great-niece, Dora Stewart at Tubman’s home in Auburn, New York
La culture noire / Les cultures des noirs
Ceci étant, la blackness adopterait une multitude de formes et de mutations très variées, a fortiori avec le temps. Son renouvellement constant, ne tirerait pas uniquement sa source pas de la déformation ou de l’interrogation de ses racines africaines, mais de l’appropriation de différent types d’expressions culturelles, en provenance du monde entier. Ainsi ce n’est pas une réelle surprise si la culture noire est devenue l’un des viviers les plus fertiles de la culture-monde : de la naissance du blues (qui doit son apparition tant aux chants tribaux traditionnels africains et aux chansons d’ouvriers des plantations qu’aux incantations chamaniques des Indiens d’Amérique…) au hip-hop LGBT contemporain (avec des artistes comme Mykki Blanco, Zebra Katz, LE1F, Angel Haze, ou Temper… qui embrassent clairement un imaginaire blanc occidental pour mieux le renverser lorsqu’on en vient à ce que l’on attend de la culture noire, de ce qu’elle est, devrait ou pourrait être), sans oublier Renaissance de Harlem, les débuts de l’art Naïf, etc.
Du moyen de survie le plus manifeste, à un ce que l’on pourrait approcher d’un « art de vivre » fièrement assumé, la blackness illustrerait désormais ce que c’est qu’être une personne noire vivant parmi une majorité de non noirs, sachant son passé escammoté mais évoluant et composant désormais, malgré tout, à partir de tout ce qui nous entoure. Blackness rime ainsi avec inventivité, entre adaptabilité, imagination, (ré-)appropriation et persévérance. Toutefois, elle serait avant tout un terrain privilégié d’établissement d’une nouvelle culture – au sein, à partir et à l’attention du monde – pour les personnes afro-américaines.
Credits : Static Drift © Ingrid Mwangi, 2001
Le « bug »
Au fil du temps, l’Afrique a elle aussi rencontré plusieurs changements. Elle a cessé de n’être qu’une source de « main d’œuvre » et ses peuples, années après années, ont réclamé la reconnaissance de leurs propres cultures, histoires et traditions : l’africanité était de retour. Elle ne serait plus un détail ou une précision négligeable comparée au primordial « sceau noir » ; elle deviendrait au contraire une affirmation de soi distincte et distinctive. D’ailleurs, l’africanité se déploierait avec son lot de problématiques propres (historiques, politiques et économiques). Aussi serait-elle inévitablement mise en concurrence avec la blackness pour l’apport de nouvelles complexités dans la manière dont les personnes de couleurs sont définies et reliées au monde : non seulement comme noirs mais aussi en tant que personnes noirs-américains ou africaines (puis afro-latines, afropéennes, afro-asiatiques, etc.).
Mais plutôt que de reculer devant cette africanité renouvelée (au moins d’un point de vue culturel), la blackness y puiserait de nouvelles inspirations (malgré les fossés, les incompréhensions et les métamorphoses) jusqu’à devenir, d’une certaine façon, son « garant mémoriel » (qui au delà des hommages ou des vols maintient l’exigence d’une originalité permanente, qu’elle cite et convoque, au-delà du fantasme exotique). Et de fait, suivant une dynamique similaire (là encore de manière paradoxale, entre revendication et emprunts), l’africanité elle-même se découvrirait comme une culture plurielle ; donnant naissance à ses propres formes hybrides, comme l’éthio-jazz, le highlife, la SAPE, le pantsula (et ainsi de suite). Un nouveau dialogue culturel ferait alors peu à peu son apparition : l’afro-ness*.
* : Ce mot n’existe pas, cependant, nous souhaitions trouver le “chenon manquant” entre, la « blackness » (ou négritude en français, bien que le terme soit rattaché à un mouvement culturel particulier, de Césaire à Senghor), « l’africanité », et « l’africana ». L’africana (particulièrement utilisé chez les anglo-saxons) associe l’Afrique et sa diaspora, se basant sur l’idée d’une expérience commune et d’une perspective panafricaine… d’un point de vue universitaire. Or nous voulions respecter l’ambiguïté de sens du terme « afro » y compris dans une assertion non-académique. |
Sun-Ra concert (source)
Le complexe “afro”
Il est vraiment important de comprendre les structures combinatoires propres à la blackness et à l’africanité. La blackness s’appuie sur l’importance des individus au sein du groupe, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’appréhender et de mettre en valeur les réussites d’un parcours individuel comme reflétant le succès de l’ensemble de la communauté. Il en va différemment pour l’africanité, car l’individu n’est pas mis au centre de la structure sociale. Cependant, il y a dans l’africanité un profond attachement à la pluralité et une véritable défiance à l’égard des structures fédératrices*. Tout cela va évidemment avec son lot de paradoxes et de contradictions, surtout en ce qui concerne la non-permissivité de ceux qui veulent faire du groupe l’unique pouvoir légitime… Toutefois, l’afro-ness tend à confirmer cette tendance au métissage et au polymorphisme, comme étant le résultat de frictions et d’imprégnations continuelles provenant d’expériences et de propositions culturelles variées, prises et assumées comme telles.
* : Les anciens royaumes africains étaient par exemple caractérisés par de multiples alliances privilégiant les accords seigneuriaux entre différents groupes au détriment de conquêtes d’expansion menées par une seule couronne hégémonique. Et nous pourrions également citer Achille Mbembe lorsqu’il évoque le « polythéisme social et culturel » comme la signature des sociétés africaines, dirigée par la « composition (en tant qu’addition de fragments) ».
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Voilà d’une part. De l’autre, il y a cet impératif externe de réduction/simplification, au nom d’une prétendue « harmonie ». La nécessité de maintenir des groupes identifiables, auxquels vous pourriez allouer des caractéristiques biens précises et des devoirs : une organisation systémique hiératique. Et lorsqu’on l’applique ce principe à l’africanité et à la blackness, il devient un handicap généralisé (ou un refus) à distinguer deux cultures et deux approches du monde, et le nombre infini d’expressions de soi qui s’y rapportent. Ce n’est rien de moins qu’une habitude raciste systémique. Et pourtant, une habitude si profondément enracinée, que l’amalgame paresseux devient canonique… L’afro-ness serait donc intimement déterminée par son « anharmonicité » ; alors que le système global dans lequel, et à cause duquel, elle a éclot, est fondé sur l’homogénéité. Mais, poursuivant cette idée, l’africité ne serait-elle pas franchement incompatible avec cette forme d’agencement systémique, et non plus à cause de son avènement historique complexe, mais bien plutôt de manère fondamentale ?
* : L’anharmonicité étant, en mécanique classique, l’écart d’un système par rapport une oscillation harmonique. L’oscillation harmonique est un système hautement idéalisé qui oscille avec une seule fréquence, quelque soit la quantité de pompage ou d’énergie injectée dans le système… l’anharmonicité, elle, échappe à la linéarité dès que le ressort ne peut exercer une force de rétablissement proportionnelle à son élongation. |
Credits : Mbоngwаnа Stаr, 2015 © Florent de la Tullaye/PR
L’afro-futurisme
Dans un tel contexte, l’afro-ness peut être comprise comme une réévaluation permanente de l’organisation systémique. Elle met à nu les limites d’une lecture linéaire des courants historiques (puisqu’elle est un aller-retour perpétuel entre un passé estompé et un présent en développement), mais elle ébranle aussi profondément tout effort de classification pour expliquer le monde (en tant que donnée intrinsèquement fluctuante). Et pourtant l’afro-ness réussit à s’adapter à ce système : elle y vit et s’en nourrit. Comment ?
Principalement parce qu’il renverse les deux concepts d’holisme et de réductionnisme. Selon la pensée holistique « la tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice » (Jan Smuts). A l’opposé, le réductionnisme défend l’idée que les choses ne peuvent être expliquées que par la compréhension de ses composants. Mais à chaque fois que le système semble prêt à unifier le monde par l’identification de catégories englobantes, l’afro-ness fait étalage de sa pluralité. Et quand le système tente au contraire de disséquer ses parties, l’afro-ness rappelle qu’elle est un phénomène d’osmose. Quelque soit la tentative, l’afro-ness échappe à l’étreinte systémique, se présentant comme une ambiguïté qui achèverait sa plus haute expression à travers l’afro-futurisme.
L’afro-futurisme sera d’abord reconnu comme un facteur d’émancipation : celle des personnes de couleur, dans un pays qui ne leur accorde que peu de place au sein de sa narration histoire (passée/présente). Ce sera le moyen pour la culture noire de s’affranchir d’une autorité biaisée et de faire son propre éloge. Or l’afro-futurisme s’appuiera profondément sur ses origines africaines, plus encore qu’aucun autre courant noir-américain, comme « garantie » de son altérité par rapport au système. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles l’africanité s’associera à la blackness à travers l’afro-ness ; l’afro-futurisme laisse entrevoir la possibilité d’un nouveau type de relation au monde. Bien qu’il soit toujours influencé par ses conventions, l’afro-futurisme reste suffisamment spécifique pour être considérée comme son double, insoumis (si ce n’est son concurrent invétéré…). Son altérité ne serait plus un handicap mais une distinction.
Credits : Untitled, Circa 1985 © Rotimi Fani-Kayode
Ainsi, l’afro-futurisme deviendrait un paradigme encore plus grand : la preuve indiscutable de la diffusion d’expressions et de processus d’auto-définition qui échappent à la main-mise organisationnelle du système*. L’afro-futurisme embrasserait des narrations alternatives du monde plutôt qu’une narration « de référence », transfigurant à la fois le système mondial officiel et la compétition caduque entre africanité et blackness qui en découle. Il n’essaierait plus d’organiser (au passé) ou d’illustrer (au présent) le monde, mais de l’accomplir (au futur). [ajouter lien vers : Afrofuturism / The time overlapse, a press round-up by B(s)ttF] En fait, l’afro-futurisme formerait un pont entre le monde et sa propre « surnaturalité ». Et l’afro-ness en serait la pierre angulaire, son soutien fondamental.
Dés lors l’afro-futurisme ne représenterait pas le renversement ultime : un contre-pouvoir latent?
Traduction : Claire Le Grand
Pour plus aller plus loin :
“Afrofuturisme et devenir-nègre du monde” by Achille Mbembe in Politique africaine n°136, “Blackness” – coordonné by T. Fouquet and R. Bazenguissa-Ganga
Cover photo :
A “Modern-Day Warrior » – Debra Shaw for Manish Arora Fall-Winter 2015/16
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