Afro-futurisme : le chevauchement des temps

Yinka Shonibare MBE, in collaboration with The Fabric Workshop and Museum, Philadelphia. Space Walk, 2002

 

Et c’est à ce titre que l’on peut l’envisager comme un contre-pouvoir naissant. Mené par des personnages liés au monde afro (ce qui est déjà un renversement en soi), il absorbe tout un ensemble de propositions subversives et transcende tous nos points de repère : l’identité, le temps et l’espace.

Extraterrestres, graffitis, super héros, voyage dans le temps et… Erykah Badu ? Comment fonctionnent-ils ensemble ? Pourquoi les associer ? […] C’est ce qu’il y a de plus intrigant dans le concept, qui ne connaît aucune limite. L’afro-futurisme s’empare d’éléments appartenant à tous les aspects de la culture.” C’est ce qu’a formulé Mark Dery dans un essai de 1994, « Black to the Future », dans lequel il le définit comme « une fiction abstraite qui traite de thèmes africains-américains et répond aux préoccupations des afro-américains dans le contexte de la technoculture du XXè siècle ; et plus généralement, une perspective africaine-américaine qui s’approprie un imaginaire empreint de technologie et un futur artificiel amélioré. » Mais plus de vingt ans plus tard, la définition de Dery semble bien trop restrictive face à la vague afro-futuriste actuelle. L’afro-futurisme explore le futur dans un contexte noir, associant technologie et fantastique pour fournir, à travers la musique, les arts plastiques et la littérature, une échappatoire à un passé d’oppression et de malaises quotidiens. Selon l’auteure Ytasha Womack, « l’afro-futurisme opère un pont entre tellement d’aspects de notre culture, de la mythologie africaine, l’art et le hip-hop à la politique, la bande dessinée et la science ».  L’afro-futurisme est partout. Daja Henry

L’afro-futurisme provient donc de voix afro-américaines, porte-drapeau du combat des noirs pour l’émancipation ; entre le rappel d’un héritage oublié/méprisé, la lutte pour une reconnaissance présente et la tentative d’imposer ses droits à faire légitimement partie des prévisions du monde à venir.

Dans un essai de Stephany Anne Goldberg, trouvé sur le site Internet du Sun Ra Arkestra, elle cite : « Je n’ai pas trouvé qu’être noir en Amérique ait toujours été une expérience très agréable », relate Sun Ra, « mais je devais en tirer quelque chose et cette chose était la création d’un truc que personne ne possédait à part nous. » Elle précise plus loin que «  les Africains-Américains ont toujours formé une société secrète au sein de la grande société américaine, ayant leurs propres musiques, leurs propres langues, leurs propres rituels. Cette histoire secrète pouvait être un atout pour les Africains-Américains dans l’ère spatiale à venir. Les Africains-Américains pourrait réinventer leur passé et créer une utopie futuriste, peut-être sur une autre planète que la Terre, qui pour Sun Ra semblait ancrée dans un chaos et une confusion insupportables. » Jeffrey Vinson

Cela dit, et précisément parce qu’il s’agit (avant tout) d’un processus tourné vers l’avenir, l’afro-futurisme dépasse sa propre définition : il repose sur le débordement de ses propres limites, échappant ainsi à toute tentative de le cantonner à ce qu’il n’aurait pas choisi pour lui-même. Mais c’est aussi parce que sa nature même est d’être un réseau “adaptatif” d’idées, d’inspirations et de propositions diverses, qu’il se remet toujours en question et se métamorphose sans cesse.

“L’afro-futurisme est fondé sur la transformation des perceptions qu’ont les gens d’eux-mêmes et de la conscience de leur pouvoir, » dit [Mantse] Aryeequaye dans une description globale. Billie Adwoa McTernan

L’idée principale à retenir au sujet de l’afro-futurisme, c’est qu’il s’agit d’un voyage vers une « surnaturalité » toujours inattendue et où notre relation au temps et à l’humanité, ces deux fondements de notre monde, est constamment redéfinie.

Le temps

Ellen Gallagher, Abu Simbel, 2005

 

La structure temporelle de l’afro-futurisme est encore plus intrigante que celle d’un trou noir. Elle ne distord pas le temps, ni ne l’étend : elle le disloque. L’afro-futurisme réfute la linéarité. Il va et vient, prédit et altère… à la fois le passé, le présent et le futur. Il ne dénie pas son Histoire, mais ne s’en satisfait pas non plus. (Ce qui est pour le moins compréhensible dès lors que l’on voit combien l’histoire afro-américaine est, sur plusieurs plans, insatisfaisante). Toutefois, il se recompose à partir d’elle, en en tirant sa propre narration.

KLG: […] Bien qu’assurément Fanon nous exhorte à ne pas devenir les esclaves de l’esclavage, il m’apparaît très clairement que s’interroger sur l’avenir serait un exercice vain, en l’absence d’un dialogue avec un passé gênant. […] J’imagine que ce que je veux dire, c’est que, comme Glissant le suggère, nous pouvons, nous devons, prophétiquement revisiter les narrations du passé ; nous devons imaginer différemment les « bonnes vieilles » histoires, en gardant un œil dans le présent et vers le futur que nous désirons. Didier Sylvain [to Kaiama L. Glover]

En ce qui concerne le couple présent/futur, l’afro-futurisme l’enveloppe de la même manière. Il se sert de son propre pouvoir de projection pour influer sur le cours actuel des choses. A l’inverse, il propose des lectures alternatives du monde quotidien afin de remodeler le futur.

L’afro-futurisme crée un espace à destination des membres de la diaspora noire, pour explorer les problèmes du présent et leurs indubitables manifestations futures. Comme Michah Yongo le souligne, à l’instar du langage utilisé dans 1984 d’Orwell pour cadrer le débat autour de l’intensification de la surveillance gouvernementale, la science-fiction noire peut fournir un nouveau langage pour aborder les cadres de plus en plus complexes de la discrimination. Si nous sommes capables de mettre un nom sur ces cadres de la même manière que nous reconnaissons Big Brother quand nous le voyons, nous faisons un premier pas vers leur démantèlement. Chardine Taylor-Stone

Le temps définit une connexion entre “nous” (humains) et ce qui nous entoure. En l’altérant, l’afro-futurisme impacte donc naturellement la façon dont nous sommes reliés au monde (ex : en considérant les conséquences futures plutôt que les avantages immédiats). Toutefois, cela ne suffit pas : il est également crucial de réinventer la manière dont nous sommes reliés les uns aux autres et ce que nous pensons être ou pourrions être… c’est le second « acte » de l’afro-futurisme, et ce depuis ses débuts.

L’humanité

Paweł Althamer, Wspólna sprawa (Common Task), 2008

 

Les personnes noires ont toujours illustré les limites d’une définition conventionnelle de ce que serait, ou non, un être humain. De l’esclavage à nos jours (et pour encore trop de lendemains à venir…) ; ils ont continuellement dû apporter des preuves de leur légitimité à être considérés comme tels. D’abord littéralement, mais ensuite (et encore aujourd’hui) vis-à-vis de leurs droits à réclamer le même traitement que tous les autres autorisés à être des personnes.

[Marlo David, dans un essai intitulé “Afrofuturism and Post-Soul Possibility in Black Popular Music”] avance que l’idée d’humanisme est « entachée de soupçons, en tant qu’affirmation hégémonique des idéaux du mâle blanc libéral des Lumières.» C’est pourquoi, même si les Africains sont humains, nous devons définir ce qu’est une humanité afro-connexe. Jasmine Nelson

C’est pourquoi l’afro-futurisme a donné naissance à une multitude de discours selon lesquels les personnes noires ne seraient pas des humains, conformément à un étiquetage promu par les discours officiels.

Les Africains-Américains sont, en un sens, les descendants de victimes d’un rapt extraterrestre, par ce qu’ils ont été retirés d’un endroit, et transportés dans un autre marqué de discriminations et de restrictions latentes. Ashley Clark [to Shane Thomas]
L’androïde est [aussi] un terme fréquemment utilisé dans l’afro-futurisme. […] Malgré son apparence physique, l’androïde n’est pas humain, [il] est programmé depuis la naissance pour l’exécution de tâches […] ses droits dépendent de la race, du genre ou de la classe qui lui sont attribués […] Jasmine Nelson

Cela dit, l’afro-futurisme a fait de sa non-conformité une force : l’Africana* serait pas, n’aurait pas à être, uniquement à la merci d’un système déterminant (et reposant sur leur non-appartenance à celui-ci). Ils pourraient transformer l’honteuse inadéquation en une fière assurance. L’afro-futurisme accueillerait les différences plutôt que de les classifier et de les mettre en concurrence.

KLG: […] comme Fanon, Glissant et d’autres, [Alexander G. Weheliye dans le cadre d’un symposium sur l’afrofuturisme] a légitimement compris et mis en avant la nature relationnelle de notre vivre ensemble, notre impératif à reconnaitre les multiples itérations de notre différence (sociale) et l’exercice éthique d’être corrects les uns envers les autres face à la diversité. Selon moi, c’est ce à quoi un humanisme afro-futuriste ressemble. Didier Sylvain [to Kaiama L. Glover]

Par conséquent, si l’afrofuturisme représente un moyen d’autonomisation pour les personnes noires, cela les élèverait au-dessus de toute discrimination de genre ou sociale, d’origine ou géographique, de croyances ou de volonté… Ce faisant, il deviendrait un modèle exaltant (peut être le plus) inclusif pour ceux qui ne trouvent pas leur place.

Jeux de pouvoir

Faranú, untitled (sculpture), 2010

 

Son caractère inclusif est certainement l’un des éléments clé de l’afro-futurisme, à savoir comment et pourquoi il pourrait être vu comme un potentiel concurrent du système. L’afro-futurisme  s’est constitué et a grandi à cause du système, mais il lui échappe dès qu’il veut le contenir, en l’absorbant peu à peu.

Ce n’est pas pour faire du tort à ses partisans, mais la nature nébuleuse de l’afro-futurisme est l’une de ses forces. Ce n’est pas une chose qui peut être récupérée à l’heure actuelle. Ce n’est pas un mouvement de danse, il ne se pratique pas d’une seule façon que n’importe quel nouveau venu pourrait adopter, et je pense que c’est une chose qu’il faut chérir. C’est un mouvement émergeant, mais des idées afro-futuristes existaient bien avant que le terme n’apparaisse. Ashley Clark [to Shane Thomas]
[Cependant, et plus que jamais] Ce message de conscience de soi, de libre expression et d’autonomisation perdure dans l’afro-futurisme moderne, qui a produit une artiste créditée pour avoir pioché ses idées dans l’opinion dominante [: Janelle Monáe .] Ytasha Womack voit l’art de Monáe comme capable de transcender les barrières raciales, éloignant l’afro-futurisme d’un concept purement noir. […] « Beaucoup de gens peuvent se retrouver dans ce concept d’altérité pour plusieurs raisons, dont beaucoup ne sont pas raciales, il y a donc un lien ici.» [Ceci dit, elle n’est pas la seule, à l’heure actuelle ou à venir.] Ce croisement fertile d’idées a toujours été central pour l’afro-futurisme et aide à répondre à une question que Dery posait lorsqu’il lança le terme : « Est-ce qu’une communauté dont le passé a délibérément été effacé, et dont les énergies ont par la suite été consumées par la recherche de traces tangibles de son histoire, peut imaginer de possibles futurs ? » Vingt ans plus tard, la réponse est sans équivoque : « oui », et maintenant la question semble se tenir là où leurs imaginations et mutations les emmèneront. Lanre Bakare

Pour plus aller plus loin :

Daja Henry, Afrofuturism : “Black to the Future” and Beyond (June 13, 2015)
Jeffrey Vinson, I Am Not A Human Being: Afrofuturism in Pop Culture (April/May, 2015)
Billie Adwoa McTernan, Afrofuturism: Seeing parallel worlds | East & Horn Africa (July 20, 2015)
Didier Sylvain to Kaiama L. Glover, Tomorrow is the Question: Afrofuturism and engaging prophetically with history (March 12, 2015)
Chardine Taylor-Stone, Afrofuturism: where space, pyramids and politics collide (January 2, 2014)
Jasmine Nelson, Black Futures Matter: Redefining Afrofuturism (May 11, 2015)
Ashley Clark to Shane Thomas, Inside Afrofuturism: This movement is not for co-opting (November 14, 2014)
Lanre Bakare, Afrofuturism takes flight: from Sun Ra to Janelle Monáe (July 24, 2014)

Credits photo :

Cover : Black Radical Imagination, 2014’s edition, « Afrosurreal »

Yinka Shonibare MBE, in collaboration with The Fabric Workshop & Museum, Space Walk, 2002

Ellen Gallagher, Abu Simbel, 2005

Paweł Althamer, Wspólna sprawa (Common Task), 2008

Faranú, untitled (sculpture), 2010

Par Mawena Yehouessi

Diplomée de Philosophie puis Gestion de Projets Culturels, Mawena fait ses premières armes dans les milieux de l’art contemporain tout en menant de front divers projets : soirées, édition, collectifs artistiques… Fondatrice et directrice de Black(s) to the Future, son objectif est simple : mettre en lumière la part « afro » du monde et performer le futur. | www.mawenayehouessi.fr // @ma.wena

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