Death (2011), Archival pigment print, 153 × 145 cm
Un corps, figé en suspension , dans un décor gris. Un corps noir, ou plutôt un corps de femme noire, nu pendu dans le vide. La violence est sourde, muette et acerbe. Elle est frontale et conjugue à l’imparfait les Droits de l’Homme et du Citoyen.
La série « Poverty Photography » dont est issue la photographie Death (2011) dérange. La nudité alliée à l’agressivité indirecte de la scène de lynchage met mal à l’aise le spectateur. Jackson met en scène son propre corps d’artiste ; son propre corps de femme noire, tout en déconstruisant ces clichés et autres idées reçues sur ces sujets noirs – hommes, femmes, enfants – qu’elle incarne à nouveau, dans une nouvelle temporalité. Et si les meurtres de citoyens Africain-Américains commis par des agents de police (1) s’avèrent de tristes liens connecteurs avec ces stigmates historiques infligés au corps noir , ces situations de violence directe ou indirecte, reprises sous un prisme féminin en deviennent d’autant plus subversives. Car l’artiste américaine s’interroge : quel regard portaient les regardeurs de l’époque sur ces images ? Étaient-ils conscients du caractère pornographique de cette mise en scène de la détresse, de la pauvreté, du dénuement ?
L’artiste américaine Ayana V. Jackson revisite et re-questionne ainsi l’histoire à travers les prismes du racisme et du machisme. Se basant sur des images réelles et des archives, elle élabore une fiction intemporelle qui démantèle de manière esthétique et symbolique le caractère binaire du « noir et blanc ». La photographie sert d’outil à Jackson pour étayer son concept. Elle nous livre de nouvelles narrations, conceptuelles, sans date ni repère dans l’histoire universelle, plaçant son corps au centre de sa réflexion, entre fantasmes, imaginaire et mise en abîme.
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Au cours d’une résidence à Rio de Janeiro, Sasha Huber est marquée par la présentation de d’ananas suspendus par des liens en métal aux étalages de fruits à travers la ville. Les ananas, par l’imaginaire exotique qu’ils représentent, lui permettront de symboliser autrement un corps noir brutalisé jusqu’à la mort, dépeint dans le poème d’Abel Meeropol.
En 2011, animée par son inspiration du Brésil, Sasha Huber réinterprète ces images à une autre échelle et fige plusieurs grappes d’ananas au sein de l’ancienne usine de coton Finlayson, à Tampere, en Finlande, dans le cadre du Annikki Poetry Festival. Une manière subtile de manier ces repères historiques et d’en proposer une narration conceptuelle semi-fictive, qui s’ancre dans une contemporanéité universelle.
Strange Fruit installation (2011) © Sasha Huber © Photo by Teemu Juutilainen
En 2009, Sacha Huber concevait déjà « Strange Fruits Bowl », transposant plastiquement le fameux poème. La quiétude propre à une nature morte se dissocie de manière abstraite, d’une rage ténue. Le bol fait en bois brûlé est recouvert d’agrafes métalliques – pratique artistique que l’on retrouve dans l’œuvre de l’artiste pour sa série « Shooting ». Et ces cordes qui ont visiblement servi, sont nouées de manière à former des boules, miment des fruits. Quant aux marques d’une violence passée sur ces cordes, elles s’accordent au bruit sourd d’une douleur propre aux agrafes métalliques.
Strange Fruit Bowl (2009), Metal staples on fire burned wood with hemp ropes, 30 x 30 x 20 cm. Photo by Nurri Kim
Métaphores de maux historiques de la société américaine, à savoir le racisme et le lynchage de personnes noires, « Strange Fruits Bowl » et « Strange Fruit Installation » de Sasha Huber, traduisent plastiquement la célèbre chanson interprétée par Billie Holiday, avant de faire une référence directe à un pan de l’histoire sombre, à un corps noir absent et une agressivité funeste.
L’utopie du corps… noir
La force des oeuvres de Ayana V. Jackson et de Sasha Huber, réside dans la manière qu’elles ont de proposer de nouvelles corrélations dans l’espace-temps et entre différentes zones géographiques. Elles induisent ainsi le possible caractère illusoire de l’histoire et rompent finement avec celle-ci. Hétérotopiques, leurs oeuvres rendent compte de faits à la fois historiques et présents, intemporels.
_________________________________________________________________________________L’hétérotopie, concept forgé par Michel Foucault, est une localisation physique de l’utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, « comme une cabane d’enfant ou un théâtre ». Elles constituent ainsi le négatif d’une société, ou en sont pour le moins en marge. Exemples : la prison, le couvent, le cimetière, mais aussi, l’île, le navire, la plantation, la lune, etc. . . |
(1) Nous pouvons encore nous souvenir des noms de Trayvon Martin – abattu en février 2012 – , de Michael Brown – abattu en août 2014 – ou de Charles Taylor – abattu en août 2015 – pour ne citer qu’eux…
Pour aller plus loin :
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marianeibrahim.com/artists/ayana-v-jackson/ayana-v-jackson-poverty-pornography
Ayana V Jackson undresses the past (vidéo)
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Sasha Huber est née en 1975, à Zürich, en Suisse. Elle vit et travaille à Helsinki (Finlande). La mémoire et l’histoire coloniale sont au centre de sa démarche artistique ainsi que sa double culture haïtienne.
www.sashahuber.com/strange_fruit_bowl
www.sashahuber.com/strange_fruit_installation
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David Margolick, Strange Fruit, Paris, Editions 10/18, 2000, 111 pages.
Michel Foucault : Les Hétérotopies (Radio Feature, 1966)
Yann Le Bihan , « L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique noire », Cahiers d’études africaines, 2006/3 n° 183, p. 513-537