La seconde partie de l’interview de Mark Dery interrogeait les enjeux africains d’une forte croissance démographique à venir. L’auteur soulevait en outre, à la fin de son intervention, la question des nouvelles technologies et de leurs incidences à court comme à long terme sur l’environnement et les êtres humains.
La conclusion de M. Dery semble plutôt pessimiste, dans la mesure où il met en avant les coûts de ces technologies, qui contrebalancent de façon notoire l’avantage qu’elles peuvent représenter pour un continent dont le développement démographique représentera, dans les années à venir, une force à l’échelle mondiale.
© Ninon Blond / modifié par M.Y. pour B(s)ttF
Croissance démographique et ressources alimentaires
Ainsi, selon l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED), l’Afrique pourrait compter 4,2 milliards d’habitants en 2100, contre 1,2 milliards aujourd’hui et moins de 230 millions en 1950. Or une telle croissance démographique pose aujourd’hui la question d’une consommation qui va en s’intensifiant : du point de vue de l’appropriation des espaces et leur traduction environnementale, et soulève en outre la question de l’alimentation. Comme pour la démarche prospective, mentionnée entre autre par M. Dery dans son interview, les sciences humaines et sociales peuvent envisager l’avenir à travers la référence à des éléments passés, grâce au concept d’actualisme.
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L’actualisme Ce concept tire son origine de la géologie et repose sur le principe selon lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets aujourd’hui qu’hier. On peut donc comprendre les phénomènes passés en les rapportant à des processus actuels. Mais on peut aussi prendre en compte les mécanismes des évènements passés pour mettre en place des scénarios permettant d’envisager le futur. |
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Cette croissance démographique serait contemporaine, selon la Banque mondiale, d’une augmentation significative de la productivité du marché agricole africain : en 2030, l’agriculture et l’agroalimentaire pourraient générer 1 000 milliards de dollars – à condition que les secteurs privé et public soient suffisamment impliqués. Sur un continent qui compte 60% des terres arables non cultivées du monde et 80% d’agriculteurs, l’utilisation et l’appropriation de l’espace sont des enjeux déterminants. Car comme le dit Michel Lussault, « l’homme est un animal spatial » : l’espace est produit par les hommes et les femmes qui l’habitent, mais il est aussi objets de lutte entre eux. Cette lutte se traduit en Afrique dans l’achat de terres : dans un contexte global où nourrir le monde est une problématique toujours plus impérieuse, avoir des terres agricoles est un moyen de s’assurer la subsistance mais aussi – et surtout – des capitaux.
Lire l’article “Agriculture : L’Afrique peut nourrir toute la planète !”
“L’accaparement” des terres, facteur de tensions spatiales
L’Afrique a déjà vendu pour 100 milliards de dollars de terres depuis 2000. En Ethiopie par exemple, les terres « accaparées » (vendues ou louées à des investisseurs étrangers aux dépens des agriculteurs locaux) représentent plus de 2 millions d’hectares, plus de la moitié étant sous l’emprise d’entreprises indiennes. Ces terres sont une source de capitaux pour le pays, dans une optique de développement. Cependant, cet « accaparement » prive certains agriculteurs de terres à cultiver pour leur propre subsistance : en Ethiopie, l’agriculture occupe 85% de la population active en 2009 et représente près de 48% du PIB total en 2014. Une agriculture vivrière « traditionnelle » se trouve donc opposée à une occupation du sol à vocation plutôt capitalistique, l’exploitation agricole de la terre étant vue comme un moyen pour le pays d’obtenir « du cash ».
Crédits : Esquisse d’Agnès Stienne, 2013 (paru sur un blog du Monde Diplomatique)
Lire l’article “L’Ethiopie veut du cash contre du sucre”
Cette opposition conduit, à certains endroits, à des conflits pour l’occupation et l’usage de l’espace. En Afar par exemple, à l’est de l’Ethiopie, l’Ethiopian Sugar Company s’est implantée dans une zone semi-aride, où l’activité est majoritairement pastorale ou agro-pastorale. La production de canne à sucre sur ces terrains est destinée pour moitié à l’export, et donc à générer des revenus. Mais elle implique aussi la raréfaction des espaces de pacage pour les pasteurs locaux, générant alors des tensions. D’autre part, l’importante croissance démographique à venir de l’Afrique fait peser sur les terres le poids de l’étalement urbain, car l’augmentation de la population nécessite d’accroître les logements, particulièrement en ville. L’ONU estime par exemple qu’en 2050, l’Afrique subsaharienne comptera 1,2 milliard d’habitants de plus, dont deux tiers seront urbains – soit 800 millions.
En Afrique de l’Ouest, 125 agglomérations de plus de 10 000 habitants accueillaient 4 millions d’âmes en 1950, soit un taux d’urbanisation de la région de 7,5%. Ce nombre pourrait être porté à 1 431 agglomérations en 2020, pour 123 millions d’habitants et un taux d’urbanisation de 34%. Cette expansion urbaine pose des questions d’accès aux infrastructures, telles que l’adduction d’eau et le traitement des eaux usées ainsi que des déchets : en 2011, 20% des urbains africains ont accès à l’eau potable et 10% sont raccordés à un réseau d’assainissement. Des problèmes environnementaux découlent aussi de la pression démographique : pour le GIEC, les zones urbaines subsahariennes seraient actuellement responsables de 64 à 74% des émissions de CO2 de la région. Quel impact la croissance urbaine prévue pourrait-elle avoir sur l’environnement ?
Lire l’article “Quels défis pour les villes africaines face au changement climatique ?”
De l’importance de la prospective face au questionnement technologique
Ces réflexions mettent en lumière l’importance de la prospective dans les analyses, celles-ci pouvant s’appuyer sur des phénomènes passés. Ainsi, les « effondrements » étudiés par J. Diamond dans un essai en 2006 mettent en cause une série de facteurs, parmi lesquels les problèmes environnementaux (problèmes liés au sol, gestion de l’eau, chasse et pêche excessives, introduction d’espèces invasives, croissance démographique et augmentation de l’impact humain par habitant) tiennent une place non négligeable. L’exemple de la chute du royaume d’Aksoum, étudiée par K. W. Butzer en 1981, montre que l’imbrication de plusieurs facteurs, comme les évolutions climatiques, l’accès aux ressources, la pression démographique et les structures socio-politiques ont pu être à l’origine, dans l’Antiquité, de la chute d’une ville.
Toutefois, la place que tiennent les évolutions technologiques est difficile à déterminer précisément. Si on a pu montrer en Ethiopie, dans la région d’Axoum par exemple, que les taux d’érosion sont plus de vingt fois supérieurs sur des sols abandonnés (65,8 t/ha/an) que sur des sols cultivés traditionnellement (2,8 t/ha/an), peu de données existent aujourd’hui quant aux taux liés à une mécanisation des techniques en Afrique. Toutefois, dans les pays ayant déjà effectué cette transition vers une agriculture mécanisée, on note d’importants taux de dégradation des sols : en Europe, il est de 17 t/ha/an, ce qui équivaut à six fois plus que pour l’agriculture traditionnelle éthiopienne. (A noter cependant que les méthodes de mesures diffèrent, les sols et les climats ne sont pas les mêmes ; ces chiffres sont présentés à titre indicatif). La question de la modernisation du quotidien refait donc surface ici, en écho aux « mises en garde » de Mark Dery, se refusant à voir dans les nouvelles technologies la solution à tous les problèmes.
© Ninon Blond / modifié par M.Y. pour B(s)ttF
Finalement, l’importante croissance démographique africaine sera un enjeu majeur pour le continent au XXIe siècle. Elle risque de poser des questions essentielles en matière d’appropriation de l’espace et d’usage des sols dans une opposition désormais classique entre tradition(s) et modernité(s). De la problématique de l’alimentation à celle du rendement capitaliste, la propriété des terres agricoles soulève des interrogations quant au futur choisi par ces Etats à l’ère de leurs transitions – technologique, démographique, urbaine et aussi environnementale. Ces choix peuvent être analysés à la lumière d’évènements passés, mais aussi des situations contemporaines, auxquelles ils doivent être adaptés. Il ne s’agit pas de refuser en bloc toute modernité ou tout changement, en prétendant que l’absence de technologie ou de mécanisation serait obligatoirement un gage de bonnes pratiques, mais de collaborer avec d’autres économies dites « émergentes ». A l’heure où l’Afrique attire de plus en plus les convoitises de grandes puissances comme la Chine ou l’Inde – en témoigne le sommet Inde-Afrique qui s’est tenu à New Delhi du 26 au 29 octobre derniers – cette entente représente un atout non négligeable, à condition de ne pas être un prétexte à l’appropriation du sol africain et de ses ressources.
A parcourir, visionner, lire ou écouter :
DIAMOND J., 2006, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Folio Essais, Paris
LUSSAULT M., 2007, L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Seuil, La Couleur des Idées, Paris
BUTZER K. W., 1981, « Rise and Fall of Axum, Ethiopia : A geoarcheological evidence », American Antiquity, vol. 46, n°3, pp. 471 – 495
CIAMPALINI R. et al., 2012, « Soil erosion induced by land use changes as determined by plough marks and field evidence in the Aksum area (Ethiopia) », Agriculture, Ecosystems & Environment, vol. 146, n°1, pp. 197 – 208
Cover :
© Ninon Blond / modifié par M.Y. pour B(s)ttF