AFROFUTURISME CLANDESTIN (2/2)

« We accept you one of us » #Freaks

Contes et enseignements au monde, d’une africanité queer et exemplaire

Le point suivant se confronte au fait qu’aujourd’hui, la science-fiction et les autres genres fantaisie ont cessé d’être une contre-culture, en perdant leur caractère alternatif et subversif. Pendant ce temps, l’idée de durabilité écologique nous rapproche de l’avenir de manière significative, et pose l’urgence de changer le présent, ici et maintenant. En outre, la diffusion des connaissances et des pratiques ainsi que l’explosion de styles et des références ont élargi, si ce n’est modifié, le concept même de marge (de la dématérialisation des espaces aux communautés virtuelles, etc.).

Cristina de Middel, Afronauts series, 2014 (il est aussi possible de voir le documentaire)

Ainsi, la proposition d’une vision futuriste du monde s’éloigne plus que jamais d’une rêverie chimérique, d’une vague projection. Il est maintenant question d’évolution à long terme, de débats et d’efforts pour une politique inclusive, à l’échelle mondiale, au-delà des sexes, des races, des espèces.

Dans son essai « Afrofuturisme & « devenir-nègre »  du monde », Achille Mbembe écrit : « [L’Afrofuturisme] déclare que c’est l’idée même d’espèce humaine qui est mise en échec par l’expérience du nègre, forcé notamment par le biais de la Traite, de revêtir les habits de la chose et de partager le destin de l’objet. Aujourd’hui, le « nègre de fond » – qui réactualise le « nègre de surface » sans nécessairement avoir la peau noire – correspond à un genre d’humanité subalterne dont le capital n’a guère besoin et qui semble être voué au zonage et à l’expulsion.»

Plus tard, dans son livre Les politiques de l’inimitié, il écrit que « […] l’histoire des Nègres n’est pas une histoire à part. Elle est une partie intégrante de l’histoire du monde. […] il n’y a plus de passé du monde (ou d’une région du monde) qui ne doive répondre en même temps du passé des Nègres tout comme il n’y a plus de passé des Nègres qui ne doive rendre compte de l’histoire du monde dans son ensemble. » Dès lors, n’en irait-il pas de même pour le futur du monde et le notre, en tant que Nègres ? Et n’est-ce pas ce qu’évoquait Mark Dery dans l’interview qu’il nous a accordée sur blackstothefuture.com : « L’un des plus grands services rendus par l’afrofuturisme est d’avoir su montrer la dette contractée par notre “vision des choses à venir”, à l’égard de toutes celles qui ont été. »

Collages / Oeuvres mixtes par by Mario Peccinetti et Kendario Lapierre

L’Afrofuturisme est une « phénoménologie de l’altérité », un trans-cheminement à travers le monde. Ainsi peut-on en percevoir l’éclat dès qu’une personne marginalisée, ou qu’un collectif – les noirs, les femmes, les gais, les minorités, les handicapés… – pirate les portraits historiques, les séquences d’archive et les récits ainsi que les technologies et outils contemporains, dans le but d’inventer un monde toujours plus inclusif. Et, qu’ils s’affirment afrofuturistes ou non, comment ne pas les considérer comme de la famille, tant d’explorateurs de l’avenir, fournissant des outils et des idées concrètes pour guérir et améliorer nos existences ? Et pour en citer quelques-uns, je pense à la mode & au design (Louis-Philippe de Gagoue, Laurence Airline…) ; à la littérature et aux essais (Oulimata Gueye, Peggy Pierrot, Leopold Lambert…), au visuel, à l’audiovisuel et aux arts numériques (Eden du Paradis, Josèfa Ntjam, Tarek Lakhrissi, Julien Creuzet, Kengné Teguia…), et aux initiatives sociales ou technologiques(BRCK – Kenya, Woelab – Togo…) ; ils n’essaient pas de « s’emparer » du monde, ils l’accomplissent.

« O Temps, suspend ton vol »

La sacralité de l’afrofuturisme, pour un concept hors du temps

Faisons un petit détour… Pendant que l’afrofuturisme apparaissait aux États-Unis, un autre outil d’émancipation émergeait de l’Europe à l’Afrique, et plus précisément parmi les anciennes colonies françaises : la Négritude. Aucun n’est un courant uniforme ; entre la littérature, la politique et la psychiatrie ; Senghor, Glissant, Césaire, Damas, Desportes et Fanon, pour ne citer que les principaux, affirment que « [leur] patrimoine nègre était digne de respect, et que ce patrimoine n’était pas relégué au passé [mais] pouvait encore apporter une contribution importante au monde. »  (Aimé Césaire, interviewé par Rene Depestre, 1967). Cherchant à présenter un véritable humanisme, qui « affirme la solidarité entre les noirs de la Diaspora […] et le monde africain » comme dirait Césaire dans une interview de 1969, ils accueilleraient néanmoins, selon le propre terme de Senghor, « l’emprunt culturel ». La vision de Glissant est celle de la « créolisation » d’un « Tout-Monde »…

Ruby Onyinyechi AmanzeJust being there with you is like flying, 2014.
 
Ainsi, en plus de l’afrofuturisme, il y aurait la Négritude, mais aussi la Renaissance de Harlem, le Garveyisme, El Negrismo… et dans le contexte du symposium « La question du lendemain » (« Tomorrow is the question»), Kaiama L. Glover avance : « Comme Fanon et Glissant et d’autres, [Alexander G. Weheliye] comprend et met en avant la nature relationnelle de notre être-en-commun – notre impératif de reconnaître les diverses itérations de notre différence (sociale) et la pratique éthique d’être décent face à cette diversité. C’est ce à quoi s’apparente un humaniste Afrofuturiste à mon sens. »

Cependant, bien que tous ces mouvements s’efforcent à révéler, réparer et améliorer la vie de la population noire au sein d’un monde plus global, l’afrofuturisme pourrait à mon avis proposer quelque chose de plus. Parce qu’il soutiendrait la plus grande altérité, il ne serait pas limité à des frontières régionales, temporelles, stylistiques ou religieuses. Prenez le mot « sò », présent dans plusieurs dialectes du Bénin (Afrique de l’Ouest) et qui signifie à la fois hier et demain, conduisant à l’idée d’un temps présent jamais ajusté : l’idée d’afrofuturisme est déjà là. Comme Rasheedah Phillips le dit dans une interview pour Gonzo Circus : « Beaucoup d’entre nous étions Afrofuturistes bien avant qu’il soit nommé. Que l’on appelle ça de la mythologie, des histoires de fantômes, cosmologie, parabole, conte, science-fiction, conte religieux ou fantaisie, les gens de couleur ont toujours envisagé leur origine dans le même souffle qu’ils prévoyaient le destin de l’humanité. »

Video still from Sun Ra & John Coney’s movie ‘Space is the Place’, 1974

L’Afrofuturisme se tient quelque part entre performativité et foi : c’est à la fois une pratique et une formule magique, un mème et un égrégore. L’afrofuturisme dépasse ainsi toute définition statique. Ashley Clark pour Media Diversified : «  […] l’afrofuturisme a pour point fort sa nature nébuleuse. Il ne peut être co-opté pour l’instant. » Il est plutôt comme l’intuition d’une vie, voyage enchanté dont le but est justement de ré-activer le sort, en dehors de toute sorte de contrainte.

Conclusion ?

Une autre citation de Rasheedah Philips

(Sur Blacksci-fi.com) : « Je crois que l’Afrofuturisme subsistera parce que je vois les concepts et phénomènes qui lui sont inhérents continuer à évoluer, d’un angle de pensée à une théorie critique, vers une culture, un style de vie, une pratique spirituelle, un outil de libération, une institution de bienfaisance, à la portée universelle, de sorte qu’il peut toucher l’existence Noire sur tous ses aspects, grâce à tous ses modes et moyens d’expression. […] Nous sommes à un moment critique de ce qu’on appelle l’Histoire, où nous pouvons figer l’instant et reconnaître nos capacités à manipuler le calendrier collectif vers un changement positif. La création de l’avenir, la définition du sens de l’avenir, et de notre existence en lui, c’est, je crois, le pouvoir de l’Afrofuturisme. L’Afrofuturisme et les concepts qui y sont connectés, doivent donc être toujours présents, si nous le sommes aussi. Et je pense que nous le serons. »

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traduction : Justine Rousseau

Pour en savoir plus

Aimé Cesaire interview sur La Negritude

The Afrofuturist Affair (Rasheedah Philips)

Achille Mbembe, « Afrofuturisme et le devenir-nègre du monde« 

Cover : Barry Whittaker, Space is the Place, Plotter prints with metallic ink on paper, 2016.

Par Mawena Yehouessi

Diplomée de Philosophie puis Gestion de Projets Culturels, Mawena fait ses premières armes dans les milieux de l’art contemporain tout en menant de front divers projets : soirées, édition, collectifs artistiques… Fondatrice et directrice de Black(s) to the Future, son objectif est simple : mettre en lumière la part « afro » du monde et performer le futur. | www.mawenayehouessi.fr // @ma.wena

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