Havlin évoque surtout le rapport entre la conception afrofuturiste d’un temps non linéaire et le fait que l’espace contienne de multiples géographies, tant en termes de résidence que d’appartenance. C’est une manière de mettre en exergue l’attention que porte la diaspora à une production culturelle qui s’incarne de façon non-normative ; une incarnation “surnaturelle” en quelque sorte qui « réarticule un corps disséqué, détourné, voué à être donné en spectacle ». Cette conscience du corps métaphorique forge une « nouvelle identité visuelle auto-définie » qui instaure un programme esthétique où la recherche d’ornementation et l’idée d’actes politiques performés (au sens de “performance”, “performativité”) vont de pair.
Grace Jones for Vogue, 1991
Les vêtements sont un élément essentiel de la réinvention du soi afrofuturiste. Ils la conditionnent même, en tant que
- partie intégrante du processus de création et de transformation. En Afrique de l’Ouest, pour les prêtres Egungun qui évoquent les esprits défunts, le « soi » disparaît sous le port du vêtement sacré, pour se faire vaisseau au service de l’esprit.
Halvin cite les chanteuses afro-américaines Grace Jones, Betty Davis et Janelle Monáe comme ambassadrices iconiques du mouvement, grâce à leur abilité à créer des personalités alternatives fusionnant mysticisme et espace-temps technologique. Leurs corps toniques revêtus de tenues glam, à l’allure élancée et acerbe, mettent en valeur leur couleur de peau, “en tension” aux sein de scénographies et d’accessoires d’avant-garde : ils composent le look phare de la femme afrofuturiste, dont l’activité est imprégnée de spiritualité africaine.
« L’androïde n’est qu’une manière parmi tant d’autres de parler du nouvel “autre”, et je me considère comme étant l’une de ces “autres” par le fait d’être une femme et d’être noire. Il existe toujours des stérétypes contre lesquels je dois me battre et nous sommes tous, individuellement, aux prises de nombreuses autres luttes. » – Janelle Monae
L’afrofuturisme a par conséquent “besoin” du vêtement afin d’activer le post-humanisme qu’il incarne et de rendre tangible l’activisme visuel qui fait alors du spectacle un tout. Havlin se concentre sur l’allure la plus immédiate des styles de Jones, Davis et Monáe, mentionnant leurs tenues « cyber punk » et « part glam ». Celles-ci capturent puis transmettent la charge affective d’un corps réinventé dans une performance vestimentaire qui électrifie le public.
« La reine de Saba est à mon sens l’image la plus forte d’une femme accomplie. Elle était superbe, possédait un royaume, elle était puissante et intelligente. De son union avec le roi Salomon est né Menelik Ier. Il fut le premier roi de la dynastie ethiopienne qui est liée aux dynasties Chwezi et Bito des empires Kitara et Toro dans la région des Grans Lacs. […] » Ici, une photographie de S.A.R. la princesse Elisabeth, Omunakati de Toro, dans le magazine Vogue (septembre 1965).
Mais le look afrofuturiste semble d’autant plus intéressant que son registre esthétique persiste et est tout de suite reconnaissable, même en l’absence de références cyber punk ou spirituelles. Steven Shaviro a trouvé la formule adéquate pour décrire la résilience esthétique de l’afrofuturisme. À propos de Grace Jones dans Post-Cinematic Affect (2010), il écrit que sa « singularité iconique … marque l’écran », préservant « sa propre rétention matérielle au travers de toutes ses transformations fluides » (13-14, italiques de l’auteur).
- « Le corps imagé de Jones n’est pas une silhouette dans un espace donné, mais un signal électrique. […] L’écran sert de support matériel à ce signal, à cette image. […] Construisant ainsi un espace relatif. » (16-17, italiques de l’auteur).
Grace Jones : iconique
Maquillage et vêtements, talons aiguilles et atours de drag queen : des essentiels pour inverser les signifiants de race et de genre, et opérer une spectacularisation mystique du corps. « Elle incarne sa propre réification à l’extrême, elle est son packaging de produit commercial. » (Shaviro 21). Jones rend la métamorphose séduisante et désirable à travers des effets vestimentaires. Et par là-même, elle atteint l’abstraction en se réifiant, allant « au-delà de l’identification » (22), conclut Shaviro. Jones créé ainsi sa propre identité visuelle, et élève le programme de (N.D.L.R.: dé-)colonisation visuelle afrofuturiste à un autre niveau.
Cette capacité à sortir de l’image, à imprégner son corps noir de vibrations et d’une charge affective de transformation, omniprésente et objective, est aussi recherchée par l’esthétique vestimentaire afro, non sans ambiguité. La photographie de mode en Afrique ou chez les designers qui présentent des mannequins africain(e)s dans leurs lookbooks s’appuie souvent sur un registre visuel qui “icônifie” leur couleur de peau ainsi que certains de leurs traits physiques, devant des arrières-plans mis en scène, produisant ce qui s’avère être des interprétations graphiques d’une « africanité » générique. C’est sans doute la représentation de la mode africaine la plus courante et la plus partagée aujourd’hui, que l’on trouve sur les réseaux sociaux et dans la presse.
On découvre des exemples notables de cette tendance à travers la collaboration de la designer sud-africaine Marianne Fassler et du photographe Paul Samuels, décrite comme un hommage à « l’exotisme, la relaxation et l’approche impénitente de la marque au maximalisme ».
Credits : Photography by Paul Samuels / Creative Direction by Rich Mnisi and Ben Eagle / MUA by Marilyn du Preez / Model: Hauwa Dauda @ ICE JHB / Assistant: Siphesihle Zondo
Clichés « chromogéniques » de Lupita Nyong’o pour The Guardian, par Erik Madigan Heck.
Le premier lookbook de Mazel John, inspiré d’une femme « ouverte, culturellement curieuse, pionière dans son domaine, en avance sur la mode et qui n’a pas peur de se montrer et d’être vue ».
On voit bien les résidus d’afrofuturisme dans toutes ces photographies, et en particulier dans la façon qu’elles ont de restituer l’incarnation racialisée sous la forme d’une stylisation visuelle. Sortant les mannequins de tout contexte pour les transformer en icônes d’un style cosmopolite, les teintes vives et franche de ce style définissent selon Victoria Rovine : « un sentiment de temporalité débordant bien que non-spécifique » (2015). Cette sensibilité temporelle fait encore une fois référence à la prise de conscience historique de l’afrofuturiste qui fait de son passé de déracinement et de migration, la base de création de nouvelles identités.
L’esthétique vestimentaire afro efface cependant trop souvent l’histoire en faveur de la géographie, faisant abstraction du contexte pour lui projeter l’attente biaisée d’une mobilité comme ultime moyen d’émancipation. Alors que l’on peut reconnaître les africains en tant que citoyens cosmopolites, signifier le corps africain comme (N.D.L.R. : exclusivement) glamour est problématique car c’est retirer à l’image tout élément d’identité et d’identification. Ces mêmes éléments que les designers n’ont cesse de citer comme la valeur ajoutée de leurs collections.
Le pouvoir de narration de la mode pourrait et devrait être mieux mis en avant. Les marques, grandes et petites, reconnues ou émergentes, sont le fer de lance de la révolution créative à même de bouleverser les visions monolithiques du progrès. Beaucoup de designers ont déjà profité de leur visibilité pour transmettre aux clients et discuter la vision inclusive du cosmopolitisme, qui intègre les nombreuses histoires de mouvements et transitions, au lieu de reproduire l’utopie du progrès linéaire qui aligne expatriation avec succès.
Ajak Deng photographiée par Julia Nonie pour Obsession Magazine. (idem pour la couverture)
Quid des migrants qui quittent leur pays d’origine pour travailler dans des usines de vêtements en Ethiopie ou au Kenya ? Quid des jeunes designers en devenir qui emploient des femmes ayant fuit leurs villages pour trouver une vie meilleure ailleurs ? Les africains ont toujours été des citoyens cosmopolites, mais leur cosmopolitisme leur a souvent été imposé et a eu des conséquences inattendues sur l’évolution des sensibilités vestimentaires et esthétiques, sur le continent et dans la diaspora. Les designers pourraient peut-être faire des efforts pour ne pas se cantonner à un seul registre visuel mais expérimenter d’autres façons de célébrer la beauté iconique de leurs modèles et du mannequin qui les promeut, en faisant place aux réinventions créatives des histoires locales et globales de la mobilité afro-diasporique.
Traduction : Justine Rousseau
Pour aller plus loin :
Afrosartorialism, le blog d’Enrica Picarelli
Rovine, V. L. (2015), Mode africaine, style global : histoires, innovation et idées à porter, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2015.
Shaviro, S. (2010), « La charge post-cinématographique : Sur Grace Jones, Boarding Gate et Southland Tales », Film-Philosophy, 14.1.
L’article de Laura Havlin dans AnOther Magazine (septembre).
Lookbook de la collaboration entre la styliste Marianne Fassler et le photographe Paul Samuels.
Lookbook de la collection de Mazel Johns sur l’idée d’afro-cosmopolitanisme.
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