AFROFUTURISME CLANDESTIN (1/2)

L’afrofuturisme est souvent dépeint comme un mouvement musical ou de science-fiction, permettant aux personnes noires de lutter face à un pays, un cadre systémique blanc qui leur refuse une place dans sa narration historique, passée ou présente.

 

Capture d’écran du clip de Oshun ‘Protect Your Self ft. Proda‘, 2016.

Pourtant, des magazines Vice au Guardian, de Rihanna à Achille Mbembe, de l’Afropunk Festival à Paris aux Black Portraitures à Johannesburg… l’afrofuturisme semble embrasser une infinité de formes de croissance, qui sèment le doute sur son rôle unificateur : n’est-il vraiment qu’une impulsion circonscrite à une certaine « communauté »? Exemples : l’Amérique noire, les leaders d’opinion ou l’élite intellectuelle… l’Afrofuturisme a-t-il un impact tangible dans le monde ?

Dans son dernier livre, Politiques de l’inimitié, Achille Mbembe évoque la façon dont la démocratie se parjure aujourd’hui au nom de la lutte contre ses ennemis « anti-démocratie ». Cependant, Sun Ra avait déjà abordé la question dans sa conférence à Berkley en 1971, « L’homme noir dans le cosmos » : « Les noirs ont besoin d’une mythocracie, pas d’une démocratie. […] ». Un peu de ré-enchantement ferait effectivement du bien au monde entier, non ?

Notre essai s’attache à montrer comment, en adoptant des narrations alternatives au lieu d’un récit systémique, l’afrofuturisme, en plus d’être un énoncé performatif et artistique, se trouve également être un outil politique, métaphysique ET stigmatisant qui interroge – et même, redéfinit – le monde contemporain. Ce faisant, il dévoile les limites des définitions « sacrées » de l’humanité, de la culture, du temps et de la médiation.

  • Nous allons d’abord examiner l’héritage de Sun Ra, au-delà des limites qu’on lui attribue de façon consensuelle : ce mec a réellement déterminé une méthodologie de percée et d’altérité.
  • Dans un deuxième temps, nous irons voir du côté de l’éthique forgée par l’afrofuturisme, d’autant plus dans le contexte d’une nouvelle transition civilisationnelle et du besoin critique d’inclusion.
  • Enfin, je tenterai d’illustrer comment l’afrofuturisme est aussi, par nature, un discours performatif (à l’instar d’un mantra ou d’un hashtag) dont la puissance augmente en fonction de son invocation.

L’image de marque comme déclaration politique

« Nous voulons être écoutés, pas entendus ; regardés, pas vus »

Comme si on ne l’avait pas suffisamment rabâché*: Sun Ra est reconnu comme le père de l’afrofuturisme… entraîné par la conquête de l’espace à la fin des années 50, il voit dans cet « âge de l’espace » (« Space Age ») une promesse envers lui, et tous les noirs : s’échapper enfin d’un pays qui ne prend en compte ni leur vie ni leurs attentes. Son Arkestra devient une arche de l’espace destinée à mener ses compagnons à la peau sombre vers une terre renouvelée et à redémarrer l’histoire. Quant à lui, il devient l’Archange saturnien descendant du dieu égyptien éponyme avec pour mission, prêcher la paix.

Sun Ra Arkestra: Berliner Jazztage, Berlin, Germany november, 1971 novembre 1971 (danseuse: Ife Toyo), © Jan Persson & CDJ

 

Ainsi a-t-il mis en place des métaphores – mythiques et mythologiques, (science-)fictionnelles et religieuses – devenues essentielles à la dynamique qui met en évidence le caractère distinctif des Noirs. De la dynamique négative impliquée historiquement, à la positive, qui pourrait maintenant être réalisée.

Loin du fantasme, Sun Ra a veillé à ce qu’on ne puisse douter de son altérité, de son choix de l’altérité : non seulement a-t-il changé de nom pour devenir Le Sony’r ra, mais, réellement atteint de cryptorchidie, il est également, comme les anges, dépourvu de sexe. Quant à son ascendance égyptienne extraterrestre… Les Afro-Américains étaient perçus comme cela, non ? Enfin, Sun Ra a obtenu d’être l’un des premiers adeptes, aussi sincère que sophistiqué, du self-branding, la stratégie individuelle de marque.

Selon le conteur musical belge Pierre Deruisseau, Sun Ra et son groupe ont enregistré plus de 120 disques à partir de la fin des années 50 jusqu’au début des années 90, et se sont produits à travers les États-Unis, mais aussi en Europe, au Nigeria, en Egypte, au Japon. Surtout, il a créé en 1957 « El Saturn Research », l’un des premiers labels indépendants, d’un musicien noir, qui plus est. Sun Ra a alors pu composer, enregistrer et sortir ce qu’il voulait, quand il le voulait, acquérant une liberté d’action sans parallèle. « J’avais besoin de quelque chose, et c’était de créer quelque chose qui n’appartiendrait à personne d’autre que nous. »  Disait-il.

Pochette de l’album de Sun’Ra « Monorail and Satellites » chez son propre label, Saturn, 1968 (plus tard ressorti sur CD par Evidence en 1992).

Son utilisation de l’engouement pour le jazz et la « Black Music », comme un levier pour partager son message – éclectique, impossible, dense – a changé la donne, démontrant qu’un noir pouvait lancer son propre réseau de radiodiffusion et de performance scénique.

Par conséquent, que les puristes le veuillent ou non, l’héritage de Sun Ra réside aussi de nos jours dans l’utilisation de son mythe comme un modèle de publicité ! Lorsque vous êtes condamné à être toisés sous couvert de pornographie de la pauvreté (poverty porn) ou d’exotisme, savoir se promouvoir fait aussi partie de l’émancipation. Et de la « Pan African Space Station » de Chimurenga à Janelle Monae & son label « Wondaland », ou du « Centre d’études Afrofuturiste » d’Anaïs Duplan à nous, « Black(s) to the Future » ; nous envisageons l’afrofuturisme comme une méthodologie d’action en vue de produire et de développer, non seulement d’autres narrations, mais des chaînes pour les diffuser. Nous donner une image de marque est un moyen de toucher davantage de personnes et de renverser la timidité, la peur qui dit que nous, les noirs, ne valons pas la peine d’être un centre d’attention plus vaste, voire massif.

Capture d’écran du clip de Missy Elliott « She’s A B**ch. », 2009..
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* : et rebelotte ! Prenons au moins le soin de vous présenter les sous-titres de « Space is the Place », réalisés par notre pépite Justine Rousseau, accompagnés de quelques mots à propos du film :

« En 1971 le producteur Jim Newman a approché John Coney, un producteur/réalisateur pour la chaîne KQED à San Francisco, en proposant un documentaire de trente minutes sur le Sun Ra Arkestra. Sun Ra a immédiatement vu le film comme une occasion de mettre en lumière les conditions des noirs sur la planète Terre – et que sa musique devienne un véhicule puissant pour soulever les noirs et les sortir de leur misère collective. La production a débuté en 1972 avec le l’enregistrement de l’Arkestra, le tournage de l’atterrissage d’un vaisseau spatial, de la visite d’un tombeau égyptien, et l’élaboration d’une planète céleste mythique dérivée de l’interprétation de Ra du Livre d’Urantia, dans le parc du Golden Gate à San Francisco. Après plusieurs mois de montage, le scénariste Joshua Smith a été embauché pour travailler sur le scénario et faire du projet un film narratif cohérent. Tous ces efforts ont abouti à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le film Space is the Place ».

 > > > > > > > Pour obtenir les sous-titres français, c’est gratuit : il suffit de nous joindre sur love@blackstothefuture.com

 

lire la partie 2 =>

traduction : Justine Rousseau

Pour en savoir plus

Space is the Place : le site officiel

Achille Mbembe, ‘Politiques de l’inimitié‘ 

Pierre Deruisseau, Astrophonie (site web)

Chimurenga’s ‘Pan African Space Station

Anaïs Duplan’s ‘Center for Afrofuturist Studies

Cover : Barry Whittaker, Space is the Place, Plotter prints with metallic ink on paper, 2016.

Par Mawena Yehouessi

Diplomée de Philosophie puis Gestion de Projets Culturels, Mawena fait ses premières armes dans les milieux de l’art contemporain tout en menant de front divers projets : soirées, édition, collectifs artistiques… Fondatrice et directrice de Black(s) to the Future, son objectif est simple : mettre en lumière la part « afro » du monde et performer le futur. | www.mawenayehouessi.fr // @ma.wena

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