Grace

GRACE JONES, née Beverly Grace Jones en 1948.

Sous la veste mon corps est encore tiède du lit quitté depuis peu.

J’emporte au studio ce qu’il y a sous la veste et ils vont voir : mon corps encore froissé par les doigts de l’autre, humide de la salive échangée, vibrant de désir. Ils payent pour voir et photographier. Je leur montrerai l’empreinte du corps de l’autre sur le mien. Ils verront la lumière, celle qui apparaît lorsque nous ne formons qu’un et que nos limites se révèlent en frictions continues. Ils vont voir cette lumière qui reste et scintille. La lumière forme un nuage qui palpite autour de moi et me suit, vaporeuse comme une traine. Je l’emporte dans les escaliers qui vont jusqu’au tunnel du métro. J’essaye de contenir cette sensation d’ampleur et d’éclat. Mon corps est immense, dilaté sous ma veste légère de printemps. Je remplis toute la rame du métro.

Les autres passagers sont loin, personne ne me frôle. J’ai gardé mes lunettes noires et je souris comme font les chats, en plissant les yeux, ma bouche ne remue pas, mes yeux sont mi-clos. Je me laisse aller aux secousses, d’un arrêt à l’autre, je somnole.

Quand j’arrive au studio, j’enlève ma veste et je me délecte de leur réaction. Ils voient mon corps plus vaste, mieux occupé, plein et rayonnant. Après les essayages, après le maquillage, les essais d’éclairage, ils auront à photographier le rayonnement de mon corps, et ils sont surpris de me voir encore plus lumineuse qu’hier. Ils mettront du temps à faire les réglages parce qu’avant même de recevoir leurs pluies de paillettes et de laque, je suis brillante et lisse. Ils ne trouvent aucun relief inapproprié, aucune ombre imprévue sur mon visage. Je le sais, je souris en levant le menton.

 

Ils disent que je suis belle et je hausse les sourcils sans sourire. Je suis seulement le visage qui leur plait aujourd’hui et j’en profite. Ils veulent que je lève le bras, que je descende les épaules, que je regarde au loin, que je décale la hanche par là, que je regarde l’objectif, que j’arrête de bouger.

Ils disent que je suis parfaite. Ils répètent le mot. Parfaite.

Ils fixent les images en poussant des cris. Je regarde la scène de l’extérieur. Les assistants s’agitent. Ils tourbillonnent pour apporter un collier, un sac à main, un foulard, une nouvelle paire de bottes, un bracelet. Je me laisse faire. Je suis mitraillée de flashs. Le bruit est violent. A chaque fois que le photographe appuie sur le déclencheur, la lumière explose et des centaines d’éclats blancs s’impriment dans mon oeil. J’ai appris à ne pas cligner des yeux, à rester stoïque même si, au bout de dix minutes de shooting, je ne vois plus que des lucioles blanches et jaunes qui tournoient dans l’air du studio. Quand ils apportent de nouvelles chaussures, deux assistants se mettent à genoux devant moi. Je m’appuie sur l’un, pose mon pied sur le genou fléchi de l’autre. L’opération est rapide, je suis Cendrillon le temps que l’on défasse mes lacets. C’est une danse qui me déconstruit, qui démultiplie mon corps. Je me vois dans les clignotements des appareils. J’ondule pour éviter le ballet des stylistes, des maquilleurs et des coiffeurs. Pour m’épargner les crampes et l’ennui j’imagine une fête autour de moi. On m’habille et on me déshabille plusieurs fois. J’adopte une pause puis je change, un personnage remplace le précédent. On me remaquille, je demande de la musique et un verre : il faut bien continuer à sentir quelque chose, à s’amuser unpeu. Les séances suivent toujours une cadence effrénée. Au bout d’une heure, je n’obéis plus ou très peu aux injonctions du photographe. J’ai oublié que je ne suis pas censée décider. Je ne l’entends pas. Je reprends le pouvoir. Je m’amuse à le voir se figer lorsque je tire la langue en tordant mon visage. La séance devient une fête, la mienne. J’allume une cigarette. Je tends les bras. J’imagine une piste de danse et je choisis quelqu’un, au hasard parmi ceux qui sont là pour une chorégraphie militaire qui dérive et se transforme en un mouvement de pantins désarticulés. Je tourne en grimaçant. Les doigts tendus de ma main droite touchent ma tempe, paume vers l’avant, je bombe le torse et mes pieds claquent fort. Je reste bien en face du photographe, je fais tout ce dont j’ai envie. Je m’amuse terriblement. Je ferme les yeux pour penser aux images de cette fête que je suis la seule à voir : évidemment ces photos-là seront les meilleures de la journée.

Le studio disparait. Autour de moi des lumières multicolores scintillent, des paillettes et des cotillons s’envolent. Je ris, je danse et je chante. Il n’y a plus de limites à ce corps, je me suis débarrassée des épaisseurs de tissus qui m’encombraient. Je suis devenue une vapeur de paillettes, un foudroiement stroboscopique noir et brillant à la fois : une éclipse. Une femme danse face à moi, nous nous hypnotisons. La fixité de nos regards est de celle d’animaux au sang froid qui jaugent longtemps leur future victime avant de se jeter dessus. Les poils de mes bras sont dressés, je tourne autour d’elle en dansant. La musique joue fort, je suis sourde. J’attends le dénouement, la détente de ses jambes ou des miennes, ce mouvement qui nous propulsera plus près ou très loin l’une de l’autre.

Je remets ma veste et la porte du studio claque derrière moi. Ils disent que mon nez ne va pas avec mes yeux et que mes yeux ne vont pas avec ma bouche. Ils disent Grace est une femme – tempête. Ils disent que je suis agressive, droguée, magicienne. Ils me transforment d’abord avant de m’interroger : Qui êtes-vous Grace Jones ?

Je viens de vos regards posés sur moi. Je viens des objectifs – photos et caméras. Avant, je n’existais pas. Ou plutôt j’existais mais dans un état informe, comme un morceau de glaise qui attend qu’on le pétrisse, qu’on l’incise et qu’on y dessine des motifs. Je viens du cuir et du métal que vous déposez sur mon corps. Je viens des adjectifs que vous voulez bien m’accrocher autour du cou. Je viens du bruit de guerre que font les flashs. Je viens de toutes ces mains qui bourdonnent sans cesse devant mon visage, qui touchent ici pour que le tissu tombe bien, qui soufflent là pour que le vernis sèche. Avant Grace Jones n’existait pas.

J’ajuste mes attitudes. Ma peau est toujours plus noire et mon rire plus tonitruant. Vous voulez voir Grace l’indomptable, la femme sauvage ? Vous voulez voir cette peau qui réfléchit si bien la lumière entre les barreaux de la cage ? Vous allez voir mes dents blanches percer entre les lèvres rouges, prêtes à mordre.

Do not feed the animal. Jungle Fever.

Vous me déguisez, vous me payez pour ça, vous me couvrez d’or. Je m’exécute : je serai tout ce que vous voudrez.

Je serai un chat, une toupie, une panthère, un gorille qui joue du tambour, une statue de cire, une machine aux rouages gracieux, un homme, une femme, un monstre, une diablesse.
Je suis Jeanne d’Arc et j’entends ma cotte de maille tinter à mes oreilles. Je suis une sculpture de tissu. Je suis une toile noire sur laquelle vous peindrez des motifs blancs. Je suis un automate qui vomit des voitures. Je dévore des pièces de viandes crues. Je suis la fille de Dada et de Picasso. Cachez mes seins, augmentez le volume de mes épaules, de mes fesses, masquez mon visage, ajoutez-lui des prothèses, taillez mes cheveux comme ça ou autrement, peignez mon corps de toutes les couleurs. J’existe dans votre regard.

Inventez ma mythologie, chantez mes louanges. Dansez au rythme de mes talons, soyez esclaves de ma voix. Slave. To the rhythm.

En arrivant vers le métro, j’ai la sensation de flotter, mon corps est comme essoré, réduit au minimum. Mes jambes ne sont plus à leur place. Mes bras sont inutiles. Mon visage a disparu. Les lunettes noires cachent désormais le vide creusé par les lumières des flashs dans mes yeux. Vingt-centimes-madame-vingt-centimes-pour-vivre-s’il-vous-plait.

 Un corps de femme est effondré au bas des escaliers. Sa main est tendue.

Vingt-centimes-madame-vingt-centimes-pour-vivre-s’il-vous-plait

Longtemps avant le coude du couloir je l’entends dans la marée des talons qui claquent, la voix qui dit vingt-centimes-madame, des tissus qui frottent, vingt-centimes-pour-vivre-s’il-vous-plait des silhouettes sombres qui brassent les courants d’air. Juste avant le quai du métro, elle est là et je ne regarde pas son corps vingt-centimes-madame-pour-nourrir-le-bébé.

Mon corps ne vaut plus un clou. Mon grand corps qu’une minute plus tôt ils disaient magistral, sculptural, formidable, tous ces mots qui collent et m’alourdissent, ce corps-là s’empêtre dans les adjectifs et trébuche. Mon immense corps habillé, coiffé, huilé, maquillé, piqué avec les aiguilles qui ajustent les étoffes, serré dans des étaux de tissus, transformé sans cesse, vénéré ; ce corps ne vaut plus un seul centime.

 

 

 

 

Crédits :

Andy Warhol, Polaroïd avec Grace Jones et Dave Rubell, Studio 54, NYC, 1977.

Photogrammes du film de Grace Jones Live avec Deee-lite dans les vestiaires du Palladium, NYC, 1991.

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