Moses Wey était petit et gros, et au commencement de ce qui deviendra son look signature, avec sa barbe pleine. Pendant sa dernière année à l’université, pour son projet de fin d’études, il est amené à parcourir les quelques 160 km qui séparent Lagos de Ogbomosho.
Lagos était la capitale cosmopolite du Nigéria, où la jeunesse s’inventait ; Moses Wey était tout nouveau. Les groupes funk y mélangeaient les mélodies folks et leurs accords avec les cris que James Brown poussait de ses tripes, le tout en un résultat mêlant chaleur, sueur et sexe, dans des émanations d’alcool. Moses était le prince des soirées de Lagos. Quitter Lagos pour une ville reculée comme Ogbomosho n’était donc pas tout à fait ce qu’il prévoyait. Mais l’obtention de son diplôme reposait sur ce projet.
Il faisait le trajet de Lagos à Ogbomosho dans un bus aux surfaces et aux sièges en bois durs et doux à la fois. Étonnamment, il n’y avait pas beaucoup de passagers, ce pour quoi il ressentait une légère gratitude. Il pouvait dormir longuement bercé par les vibrations du bus. Il alternait ronflements et quelques mots qu’il apprenait tout juste du dialecte guttural Yoruba. Dans ses rêves, il voyait les jeunes corps de Lagos buvant et dansant.
Ogbomosho, était une ville Yoruba authentique. Les affaires y suivaient le rythme circadien de la nature : il commençait à l’aube et se terminait au coucher du soleil au son des criquets et des tapes sur les moustiques. La terre marron des routes de la ville traçait des chemins nets à travers l’épaisse verdure. On peut y voir de l’or scintiller un peu partout, le soleil étant toujours actif. C’était une ville avec, pour bande son, le rire des enfants qui jouaient et les petites voix de leurs parents qui leur demandaient de se calmer.
Le bus déposait Moses à destination. Il observait les alentours poussiéreux sans être impressionné, mais rassuré. Il était chez lui, là d’où venaient ses ancêtres. Il avait sur lui une petite laine et quelques vêtements, une petite bouteille d’eau en plastique qui contenait un mélange saumâtre, à base de plantes, avec des morceaux d’écorces : « cet agbo na est contre toutes maladies » lui avait assuré le vendeur à la gare routière. Il avait aussi, dans son sac, un étrange magnétophone. On était en 1976 : la technologie était clairement encombrante et difficile à utiliser.
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C’était le soir du lundi Gras 2016, le jour avant le mardi Gras et deux jours après le mercredi des Cendres, soit un lundi comme les autres dans une autre ville finalement. Mais on était en Nouvelles-Orléans. Le lundi Gras est une fête annonciatrice du mardi Gras, mais tout aussi fastueuse que le tumultueux mardi Gras. Le programme de la nuit était imprimé sur une invitation à cette soirée, pliée sur le tableau de bord de la voiture. Le visage d’un homme noir souriant qui porte un masque de fête à plumes. Un texte orange et violet criard qui annonce une « Soirée ‘Africaine’ pour Mardi gras !»
J’étais sur le siège passager, Wole était au volant. Nous étions deux Naija en Nouvelles-Orléans, prêt à faire la fête et à danser.
Je n’avais qu’une petite flasque remplie d’un bromure brun, coincée entre mes jambes pendant que Wole conduisait. On écoutait Shakiti Bobo de Olamide à fond et j’hochais de la tête tel un métronome. On mimait tous les deux un coureur au ralenti, imitant la fameuse danse lancée avec cette chanson.
Le conducteur devant nous, sûrement mal à l’aise vue notre conduite festive, ralentit un peu pour nous laisser passer. Wole le dépassa en pestant, mais pas sans avoir tendu son bras en direction de l’autre chauffeur (et au passage devant ma figure) et levé son majeur. Wole était venu seul de Lagos où il était chauffeur ; il noyait toujours dans un flot d’insulte tout conducteur à la conduite souple.
“Oloshi!” s’écria-il, changeant complètement d’humeur. Mais il retrouva sa bonne humeur juste après avoir dépassé le pauvre conducteur. Et on a continué notre route. Notre voiture, ou plutôt notre boite de nuit sur roues, fonce sans frémir sur une route sombre, vers des pistes de dance pleine de lumières.
Entre le whisky, les rires, les chants et les danses, on commence à se taquiner, comme le font les hommes entre eux pour voir combien ils s’apprécient. On se lance des piques et rie par rapport à nos familles, mêlant anglais et Yoruba.
On se défie sur nos origines familiales. Légèrement bourré, je me retrouve à appeler mon père à 3h du matin : « Bonjour papa… Désolé de te réveiller. Je sais qu’il est tard, mais j’ai une question pour toi… Quel est le nom de notre ancêtre, celui qui a fondé la ville d’Ogbomosho ? » J’écoute attentivement sa réponse et répète en criant à Wole : « Agbevangi ! Oui ! Merci papa ! »
« Je suis avec mon ami, je lui parle de l’histoire de notre famille et il n’y croit pas…Attends je te le passe. Tu pourras lui dire qui tu es. »
Wole prend le téléphone avec réticence.
« Ma bi nu monsieur… Je suis vraiment désolé de vous réveiller. J’ai bien dit à Tunde de ne pas vous appeler… »
Illustrations by Olatunde Alara : Hulk Syndrome, Fashion-able Or Not?, Party Crasher.
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On est en 1976. Mon père, Moses Wey, s’installe par terre en face d’un groupe de personnes âgées à Ogbomosho. Il glisse une cassette vierge dans le magnétophone coincé entre ses jambes. Il referme l’appareil. Il tend le micro connecté au magnétophone vers ses invités enthousiastes et commence à les enregistrer.
Les fines lèvres de ces anciens livrent alors des histoires à un rythme régulier. De vieilles histoires étaient maintenant gravées sur de fines bandes marron tournant en boucle dans l’appareil.
Une des histoires que m’a racontées mon père, il y a 40 ans, est le soi-disant conte d’un jeune courtisan du nom d’Agbeyangi, au 17e siècle, sur les terres féodales de Yoruba. L’homme qui protégeait la pierre.
Un prince et son régisseur, Agbeyangi, fuyant la guerre, se retrouvèrent un jour dans une clairière après une journée éprouvante. Le prince était fatigué, incapable de continuer à avancer mais trop effrayé pour s’arrêter.
Agbeyangi encourageait le prince à profiter d’une pierre près d’eux pour poser sa tête et dormir. Il promit de le surveiller.
Quand le prince se réveilla, il trouva Agbeyangi toujours en sentinelle. Revigoré, il se leva et dit : « Sur cette pierre, je créerai mon royaume » Ce royaume devint Ogbomosho et le régisseur était mon ancêtre.
Mon père a maintenant 64 ans, moi 32. Il a perdu ces enregistrements depuis longtemps mais il m’a raconté ces histoires.
Je les avais oubliées, jusqu’à ce jour où, légèrement bourré, j’ai appelé mon père, au beau milieu de la nuit, et qu’il me les a racontées à nouveau.
Et c’est mon avantage : j’ai une histoire, peut-être un peu douteuse, mais comme le sont la plupart des histoires.
Mon histoire peut être évoquée à toute soirée, d’une voix faible, en ayant l’esprit confus après avoir bu du whisky, à des milliers de kilomètres, de l’autre côté de l’océan.
Traduction : Réana Kebe
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