Alene / Mardou

ca. 1953, Lower East Side, Manhattan, New York, New York, USA --- William S. Burroughs & Alene Lee talking on the roof of Allen Ginsberg's apartment building in New York City in 1953; text written by Allen Ginsberg. --- Image by © Allen Ginsberg/CORBIS

ALENE LEE 1931 – 1991 / MARDOU FOX, personnage écrit par Jack Kerouac en 1953 et publié en 1959 dans Les souterrains.

Il demande sans arrêt à quoi je pense, ce que je regarde, pourquoi je marche le nez en l’air, pourquoi je ne réponds pas quand il parle, si je l’écoute vraiment. J’ai remarqué un détail inconnu dans la rue, un volet blanc en dentelle de métal, sur une façade que je vois chaque jour. Il demande si je m’ennuie, il demande s’il m’ennuie. J’ai vu un visage dans la flaque, au creux du trottoir. Il dit que je suis folle. Il l’écrit aussi. Parfois il m’appelle Mardou, il me confond avec celle qu’il est en train d’écrire. C’est vrai que je lui ressemble : il a pris mon béret pour le lui donner, il a pris mon allure, il a pris mes pulls et mes chemises rouges, il a pris mes petites foulées à côté des siennes, trop grandes.

Je marche le nez en l’air pour décider si j’avance sur ou sous la pluie, s’il y en a plus qui tombe du ciel que par terre, dans les flaques.

San Francisco me fait mal aux yeux alors je regarde la buée sur les vitres, je m’installe au fond du fauteuil, avec une lampe rouge allumée à côté de moi et parfois j’oublie que c’est une lampe et je décide que c’est une cheminée et qu’il fait bon, que je vais peut-être sortir quelques minutes de l’appartement gris humide et rouge pour acheter de quoi faire un gâteau et quand il reviendra de sa journée de travail, quand il reviendra de chez sa mère, de sa chambre d’adolescent, de son bureau de collégien sur lequel il a appuyé ses coudes toute la journée pour arriver enfin à sortir quelque chose, je serai sa petite femme jolie qui a préparé un gâteau et il me prendra par la taille et mes pieds ne toucheront plus le sol et nous danserons comme nous avons dansé la première nuit avant l’autre danse et les baisers morsures comme il sait les donner ceux qui m’ont fait un peu peur d’abord et que j’ai reçu en frémissant, ceux qui m’ont fait oublier.

 

 

Il a pris cette première nuit aussi pour la donner à Mardou. Je le sais même si je ne lis pas ce qu’il écrit. Je le sais comme je sais qu’il m’a d’abord prise pour gagner un point dans la compétition, que d’abord j’étais un défi : La petite Alene, menue et jolie même si elle est un peu noire, j’aimerais bien voir ce que ça fait que de se l’envoyer. Voilà ce qu’il écrit, je peux le voir dans ses yeux quand il revient et qu’il a déjà bu deux ou six bières avec un de ces types de la bande, avec un de ceux que je ne vois plus depuis que je me contente de boire un peu sans goûter à leurs drogues et sans terminer mes nuits recroquevillée dans un lit inconnu. J’ai été folle il a raison mais désormais le fou c’est lui. Il imagine des sortilèges quand je parle en dormant, il croit que je veux le retenir au fond de moi quand j’enroule mes jambes autour de son bassin, il pense que je me retiens de jouir pour lui faire perdre la notion du temps, il voit de la crasse dans mes draps, sur ma peau, dans mes cheveux. Je le dégoute et il continue à venir chaque soir et nous faisons l’amour et parfois il reste toute la journée et il me serre très fort dans le fauteuil trop petit pour nos deux corps imbriqués et il me demande de lui raconter moi petite, et mon père veuf avec son chapeau cuit de soleil parti un matin de septembre, et la maison partagée avec les tantes et les cousines et trop d’enfants pour qu’on fasse attention à moi quand je m’éloignais pour regarder dans les flaques si par hasard quelqu’un. Nous restons empilés, emboîtés dans le fauteuil près de la lampe rouge toute l’après-midi et il a encore une de ces crises et il veut partir, voir du monde, parler fort, danser, fumer, s’entendre dire qu’il est en train d’écrire la littérature qu’il manquait, le dire aux autres, rire, prendre la pause, trinquer, conduire dans la nuit à tombeaux ouverts et aller jusqu’au Mexique si le coeur nous en dit et attendre d’être tellement saoul de mots et de bière qu’il pourra faire des cauchemars entre mes bras si seulement j’arrive à le faire avancer dans les ruelles et à lui faire monter les quatre étages pour arriver à mon appartement.

Le lendemain, il dira que c’est à cause de moi s’il n’est pas capable d’aller travailler chez sa mère sur son bureau de collégien dans sa chambre d’enfant. Il dira que j’ai l’air mal alors que c’est lui qui louche, il dira que j’ai peut-être mieux à faire, il sera agaçant et terrible, il fera tout pour que je craque, il sera impatient de m’entendre soupirer, de me voir tourner dans la chambre, de me voir sortir acheter des cigarettes. Il attendra que je sois sur le pas de la porte pour me le dire.

Il racontera à ces types qui ne sont pas ses amis quelle baise on a eue ensuite, après la dispute, il dira que peut-être les femmes noires, que peut-être la sauvagerie des femmes noires, le regard des femmes noires, les muscles, qu’il ne sait pas mais que c’est de la sorcellerie, qu’il s’est senti vidé d’énergie et de volonté et qu’il n’a même pas joui mais que c’était une baise comme il y en a peu. Il racontera n’importe quoi sur la couleur de mon sexe et les bouloches de l’oreiller prises dans mes cheveux, il dira que je suis une anguille glissante trempée de désir, il dira que je me frotte, que je me balance, que je remue d’avant en arrière jusqu’à lui faire tourner la tête. Il dira que je suis une assoiffée.

Tout ça il le dira après, plus tard.

Il demande à quoi je pense quand nous marchons dans la rue, quand nous attendons le bus. Et cette fois il y a autant de pluie sous nos pieds que sur nos têtes et il est encore sorti sans veste et je le vois qui frissonne derrière ses sourcils froncés, il ne s’en rend même pas compte et le bus n’arrive pas. J’entre dans la boutique parce qu’il y a une chemise rouge et je lui prends la main pour qu’il entre avec moi et qu’il arrête de frissonner parce qu’on dirait un enfant et que je déteste le voir malade et il entre en soupirant et en traînant les pieds parce que j’en ai assez des chemisiers rouges et que celui là n’a rien de plus que les autres et qu’il me manquera de l’argent à la fin du mois si je l’achète.

Je ne l’écoute pas. Il n’a plus froid. Je n’achète pas le chemisier.

 

 

Plus tard, il dira que j’étais sacrément coquette, comme une moquerie mais gentille et attendrie parce qu’il aura compris aussi qu’il était mieux au chaud qu’avec de la pluie sur les épaules et les sourcils froncés.

S’il savait à quoi je pense à chaque fois qu’il le demande il me traiterait de folle, il me ferait mentir, il se mettrait en colère que je pense tant de choses justes sur lui, sa manière de circuler dans mon existence, bourru, attachant, de mauvaise foi, violent parfois et si doux pourtant. S’il savait que je connais déjà la fin, il m’en voudrait alors pourquoi tu veux encore me voir, pourquoi tu me prends dans tes bras, pourquoi tu ne me chasses pas.

Je cherche à décider s’il y a plus de pluie sous mes pieds ou sur mes épaules, je cherche à décider si c’est bon d’être avec lui près de la lampe rouge ou si je ferai mieux d’aller voir ailleurs si je peux trouver un homme qui ne me prendrait pas pour me donner à Mardou ou à une autre qui n’existe que sur des feuilles blanches.

Je cherche à décider si je veux encore me promener avec ses foulées trop grandes à côté de moi et qui me font trottiner et ses questions qui me sortent de mes pensées et son rire qui prend de la place entre mes côtes et ses mains immenses qui peuvent cacher mon visage entier et son dos que je finis par connaître par coeur. Il dit que mon corps est un raisin noir au milieu des draps gris, il dit que je suis un peu souillon mais qu’il adore boire de la mauvaise bière avec moi, il dit que mes yeux parfois l’accusent et qu’il se met à imaginer une autre femme, ses cuisses blanches, ses yeux bleus et ses vestes pastels, que ce serait plus facile que mes yeux, que mes sourcils froncés, que mes jambes lianes cordes autour de lui, que mes seins bruns sous ses doigts que mes pieds nus qui s’en vont toujours doucement dans la nuit pour regarder la pluie par la fenêtre et écouter ce que raconte le vent.

 

Artwork :

M.Y. pour B(s)ttF

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