« Darkness give way to light », corps peint et photographié par Aïda Muluneh . Crédits : Aïda Muluneh
« Femme artiste, artiste femme ou artiste tout court ? Pourquoi séparer l’histoire des artistes femmes de l’histoire des artistes en général ? » [1] s’interrogent Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici.
« Avec la décolonisation une conscience sociale des femmes artistes s’est effectuée qui marque le 21ème siècle comme étant celui où les femmes prennent leur place dans l’Histoire en générale et dans l’histoire de l’art en particulier. Mais cette place est inséparable de la lutte des femmes pour leur émancipation. » Tel est le constat de la commissaire de l’exposition Africaines (Alger, 2009) qui poursuit : « Toute exposition de femmes artistes, expose son concepteur à la polémique entre deux points de vue : celui qui considère que cette démarche est indispensable pour donner de la visibilité aux créatrices trop souvent reléguées au second rang, et l’autre qui met en garde contre la ghettoïsation qui enfermerait encore plus les femmes dans une place à part. Mais le risque de la ghettoïsation ne mérite-il pas d’être pris pour favoriser une visibilité qui, au regard de la position de secondarité toujours dévolue aux femmes artistes aujourd’hui, reste nécessaire ? » [2]
Namsa Leuba – Copyright Namsa Leuba
Dans le catalogue de l’exposition la Parole aux femmes (2011) on peut lire que celle-ci fait « l’état des nouvelles tendances de l’art contemporain. » comprenons que la présence de ces femmes artistes est une nouvelle donnée que l’on ne peut plus ignorer. Une nouvelle grille de lecture s’impose, car l’étiquette d’art contemporain africain est à la fois trop étriquée mais aussi trop globale pour parler de ces artistes : « Ce projet rassemble des artistes singulières que la trop large appellation art contemporain africain ne saurait résumer. Cette exposition intervient au moment où la scène artistique africaine est en cours de reconnaissance mondiale et que la question du féminisme des artistes femmes africaines est, avec justesse, de plus en plus évoquée » précise Orlando Jinario commissaire de l’exposition L’Iris de Lucy : la femme africaine à l’honneur présentée en 2016 au Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart.
Le numéro L’Art au Féminin : approches contemporaines d’Africultures se proposait de revenir sur les courants féministes et d’en examiner la pertinence, en regard de la démarche d’artistes de l’art contemporain en Afrique et de la diaspora. Depuis, il n’y a pas eu d’état des lieux sur le sujet à l’exception des recherches de Julie Crenn parues en décembre 2016 dans la revue Critique d’art. Elle se propose d’étudier la conjonction en Europe de projets curatoriaux consacrés aux femmes artistes africaines, d’en analyser les enjeux et la portée dans le récit de l’histoire de l’art contemporain.
Mary Sibande – Her Majesty Queen Sophie, 2010, Digital print © Mary Sibande – GalleryMOMO
De quel féminisme parle t-on ?
Si on ne pas traiter de la question des artistes femmes sans évoquer celle du féminisme, la définition au sens où on l’entend dans les pays occidentaux a-t-elle un écho sur le continent africain ? Les théories afro-américaines du féminisme sont-elles en prise avec la réalité de la vie des femmes en Afrique ? En 2008, la revue Africultures lançait un appel à contributions [3] pour remettre en question l’universalisme du féminisme défendu par Gisèle Halimi, auteure de la Cause des femmes (1973), texte fondateur du féminisme occidental. En 2011, le Centre Pompidou consacrait une exposition aux artistes femmes intitulée elles@centrepompidou regroupant 150 artistes. Parmi elles, seulement quatre étaient africaines. La critique d’art Amelia Jones évoque le concept de «paraféminisme » compris comme « féminisme de l’à côté » et de « l’au-delà », et met en garde contre la tendance à considérer que le féminisme ne s’adresse qu’à des classes moyennes blanches des Etats-Unis ou de l’Europe.
Alice Walker a conceptualisé la notion de « womanism » comme une théorie sociale profondément enracinée dans l’oppression raciale faite aux femmes noires. Sur le continent, Chikwenye Okonjo Oguynyemi, est une autre théoricienne du concept de womanism. Angela Davis, auteure de Women, Race and class (1981) est pionnière dans l’introduction du concept de race dans les théories féministes euro-américaines. La genèse de cette pensée féministe noire est théorisée par Patricia Hill Collins, auteure de Black Feminist thought : knowlede, consciousness and politicis of empowerment (1990).
Une multiplication des expositions consacrées aux femmes africaines issues d’une nouvelle génération :
Billie Zangewa – Divine intervention, 2015, Silk tapestry, 137 x 112 cm /
Depuis Where here at Black Women Artists à l’Acts of Art Gallery à New York en 1971, il y a une multiplication des expositions [4]. Dans son essai Providing a space of freedom, N’Goné Fall soutient que « les vagues de revendications féministes de type occidental des années 60-70 ont peu d’impact en Afrique, car la présence de la femme africaine dans l’art contemporain ne remonte qu’aux années 1990. » En effet, les expositions consacrées aux femmes artistes en Afrique rassemblent cette nouvelle génération d’artistes nées entre les années 1970 et 1990. C’est le cas de l’exposition L’autre Continent : Artistes, femmes, africaines au Muséum d’Histoire naturelle du Havre qui présente sept artistes de cette nouvelle génération.
Camille Morineau, commissaire de l’exposition et présidente de l’association Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) pour la promotion la visibilité des artistes femmes du 20e siècle commente : « L’histoire personnelle et le parcours artistique de ces artistes sont irréductibles aux seules questions de genre et d’appartenance à un continent, bien que celles-ci nourrissent leurs pratiques. Elles ont de commun le témoignage de leur propre relation au monde. Elles retracent dans leurs œuvres l’histoire de leurs pays, narrent des récits personnels ou explorent le chevauchement de l’histoire collective et individuelle, donnant corps à une parole que les femmes africaines ont rarement eu l’occasion de prendre par le passé. »
Ces expositions consacrées exclusivement aux femmes artistes africaines sont la preuve d’une lente mise en lumière d’un travail contemporain féminin, voire féministe. Comment trouver un équilibre entre la féminité, l’africanité et le fait d’être une artiste ? La critique Christine Eyene à propos de l’exposition Africaines (Alger, 2009) insiste sur cette nécessité d’être reconnue avant tout comme une artiste : « La certitude qu’une telle exposition se doit d’être une fenêtre sur l’œuvre de chaque plasticienne afin que chacune d’entre elles soit pleinement considérée comme artiste avant d’être africaine. »
Comment concilier toutes ces identités: femme africaine, artiste africaine, de la diaspora, féministe, artiste homosexuelle ? L’artiste sud africaine Zanele Muholi, fervente défenseuse LGBTQIA, dénonce l’homophobie et les violences subies par les homosexuels en Afrique. Son œuvre photographique met en scène l’histoire visuelles des lesbiennes et gays. Zanele Muholi parvient par son travail de portraits à sublimer ces marginaux.
Nijideka Akunnyili – The Bridge – Courtesy de l’artiste
Le travail artistique féminin est-il forcément un travail féministe ? Si ces notions sont indissociables pour l’artiste Euridice Kala qui affirme : « Je suis une artiste féministe noire du continent africain. »[5], les œuvres d’artistes femmes ne se réclament pas forcément du féminisme. De nombreuses femmes présentent un travail artistique sans développer l’aspect féminin qui est volontairement omis. C’est le cas de la canadienne Kapwani Kiwanga, artiste chercheuse en anthropologie, qui développe un travail sur les questions du socialisme et les luttes anticoloniales en Tanzanie. C’est d’ailleurs, la seule artiste femme à avoir eu une exposition monographique en France au centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson en 2016.
Ayana V. Jackson – Les Corps multiples Courtesy de l’artiste et Galerie Momo
Le corps comme moyen de revendication
Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici ont mis en évidence la corrélation entre la naissance des mouvements féministes et simultanément des nouveaux médiums et de nouvelles pratiques comme la performance, l’art vidéo et le bodyart permises par l’avènement de l’art conceptuel dans les années 1970. Selon elles, l’art conceptuel est directement et intimement lié à la naissance du féminisme. L’afro-américaine Adrian Piper, fortement marquée par l’art conceptuel, est une des premières, à traiter des questions de race, de sexe et de classe sociale dans ses performances qui ont fait date.
En 2015, l’exposition Body Talk au centre d’art contemporain Wiels de Bruxelles [6] a permis de réfléchir sur la mobilisation du corps dans les pratiques de six artistes utilisant le corps comme un outil de militantisme. Leurs œuvres permettent de repenser la question du féminisme, ainsi que les notions identitaires autour du genre et de la sexualité. La commissaire Koyo Kouoh [7] s’interroge: « Qu’est-ce qu’un corps féminin africain? Est-il l’objet suprême du sacrifice patriarcal? Est-il le corps sacré, souillé, transgressant les frontières de race et de genre dans la façon dont il met en scène et incarne l’histoire? Est-ce tout ce qui précède? »
Ayana V. Jackson – Courtesy de l’artiste et de la Galerie Momo
Selon Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici : « Dans l’après 1968, l’utilisation du corps comme moyen d’expression participe à la critique des institutions dominantes et d’une redécouverte de soi, de l’art et des autres. Sur leur corps, les femmes peuvent inscrire des propositions à la fois personnelles et collectives, conformes à leurs expériences vécues, souvent contradictoires avec les regards masculins autrefois portés sur elles dans leurs innombrables représentations. [8]
Installation de Valérie Oka lors de l’expo Body Talk au Wiels
L’artiste Valérie Oka s’interroge sur la représentation que se fait l’homme blanc de la femme noire, et donne comme réponse une installation sous forme de néon rouge où l’on peut lire “Tu crois vraiment que parce que je suis noire je baise mieux ?”
L’artiste égyptienne Ghada Amer, s’amuse à représenter des corps de femmes exhibés pour un public masculin hétérosexuel voyeuriste. Elle brode des scènes pornographiques, pour renvoyer l’homme à son propre regard sur la femme. Sa broderie artistique devient un acte engagé et féministe.
Pour conclure, reprenons les mots de Roxana Azimi [9] qui confirme ce combat féministe africain en marche : « Quel est le genre le plus sous représenté dans l’art contemporain ? Les femmes. Quel continent échappe au radar des commissaires d’exposition ? L’Afrique. Pour toutes ces amazones, le combat ne se mène pas que sur les rings du patriarcat. Elle se prolonge sur les podiums de l’art. »
Zanele Muholi – Thembekile (Parktown), 2015 // image de couverture !
Quelques notes !
[1] Catherine Gonnard/ Elisabeth Lebovici « Femmes artistes/ Artistes femmes, Paris de 1880 à nos jours », Paris, Éditions Hazan, 2007
[2] Nadira Laggoune Aklouch Article « Femmes, artistes en Algérie » dans n°85 de la revue Africultures « L’art au féminin : approches contemporaines. »
[3] Africultures n°75 « Féminisme en Afrique et dans la Diaspora ».
[4] Five Black Women , Africa Centre (Londres,1983) ; Women Artists in South AfricaSouth African National Gallery (1985) ; Gendered vision, the art of contemporary african women artists Hebert F. Johnson Museum of Art Cornell University, Ithaca (New York,1997) ; Black Womanhood Icones, images et idéologies du corps africain San Diego Museum of Art (2009) ; Innovatives Women, 10 contemporary black women artists (Johannesburg, 2009) ; Africaines (2nd Festival panafricain, Alger, 2009) ; Like a virgin , Centre d’art contemporain de Lagos (Nigeria, 2009) ; All we ever wanted, Centre d’art contemporain (Lagos, Nigeria, 2011) ; Reflections on the self – Five African Women photographers , Hayward Touring exhibition, Royal Festival Hall (Londres, 2011) ; Paroles aux femmes , Galerie du Manège (Dakar,2011) , Fondation Blachère (Apt,2014) ; Speading Back Gallerie Marianne Goodman (Cape Town, Afrique du Sud, 2015) ; En toute innocence, subtilités du corps Galerie Imane Farès (Paris, 2011) ; Odysées Africaines au Brass (Bruxelles,2015)
[5] http://www.contemporaryand.com/fr/magazines/if-truth-was-a-woman/
[6] Body Talk au centre d’art contemporain Wiels de Bruxelles
[7] Koyo Kouoh et la Raw Material Company
[8] Catherine Gonnard/ Elisabeth Lebovici « Femmes artistes/ Artistes femmes, Paris de 1880 à nos jours », Paris, Éditions Hazan, 2007
[9] Roxana Azimi, Le Monde Afrique, 1er août 2016 « Exposition : l’iris de Lucy : la femme africaine à l’honneur.
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