BLOUSE BLEUE

 

Les murs auraient pu éclater. C’est drôle. Je me suis senti directement las. Là. Des bribes de conversations sur l’afro-pessimisme sont apparues. Qu’est-ce que tu en sais ? C’est quoi ? Tu m’expliques. T’aurais pu demander au lieu d’ouvrir ta gueule, il dit.

 

Sorry cutie.

 

Je lui ai laissé des messages vocaux dans une langue étrangère, on a même tenté une conversation sur skype mais il est trop occupé, il disait. Je m’occupe aussi, de mon côté : j’envoie d’autres messages vocaux à un autre type qui habite de l’autre côté de la terre. On se sent tellement proches. Mon portable s’est éteint, le bâtard. Il est cassé ou je dis aux autres qu’il est cassé ?

 

Tu sais par quelle langue j’arriverai à l’autre bout.

 

Voilà ce que je propose. De quoi ? Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu entends par afro-pessimisme. Je n’en sais rien. Je n’en sais pas plus. Ce sont des bribes que j’ai entendues, je te dis. L’autre revient, il me demande s’il peut m’aimer. Je lui réponds « Youre hard to love ». Y’a juste la mention « vu » sur le message. Il a du voir, nah ? Fais une capture d’écran et agrandit l’image, le mot disparaîtra au milieu des pixels. OUI – mais ça change rien, je me sens humilié.

 

Non, je n’étais pas en face de lui.

 

Tu as peur des confrontations, elle me demande. « Im more of an avoider ». J’adore cette expression. Ca vient d’où ? Bah, des ricains, tu sais. Ils sont forts pour inventer des trucs comme ça, genre pour complexifier et surtout valider leur culture d’avoiders. La dernière fois que j’étais là-bas, je me suis retrouvé devant une assemblée et je leur ai dit. Vous, c’est tellement évident : vous êtes toujours angoissés ! Vous fétichisez les angoisses ! En vrai, ça vous excite. C’est votre dernier fuel, pour vous sentir exister, godammit! Ils ont tous pris un air sérieux, en commentant, déconstruisant la formule d’angoisse, comme si finalement ce n’était pas une énième invention occidentale. Dans le fond, je m’en foutais. Je voulais juste leur dire qu’ils étaient un peu casse-couille à toujours parler des angoisses, parce que moi cela finit par m’angoisser alors que je suis peace en ce moment, tu vois ce que je veux dire. Les angoisses c’est contagieux.

 

*

 

J’ai disposé pleins de talismans, mains de fatma, croix d’éternité égyptiennes sur le mur de ma chambre. J’avais l’impression d’être ma mère. Et puis, tout d’un coup, je me suis demandé : Mais, motherfucker, me protéger de quoi?  Et mon sahbi devant tout ça : T’es trop con, la seule chose qui nous protège c’est Allah et pas ces conneries, il dit. J’étais tout nu.

 

 

Donc, c’est tout. Il n’a jamais répondu. Je me suis senti con d’avoir voulu être transparent, puis j’suis sorti dehors. J’avais besoin de prendre l’air, j’écoutais Missy Eliott, un soleil radieux me baisait, il voulait se reposer sur mes lourdes paupières. J’ai pris la route opposée au métro pour aller vers les arbres et la forêt. La route opposée. Je me suis mis à rêver d’une vie sur une autre planète.

 

*

 

Un jour, pendant que je faisais des recherches sur Google, je suis tombé sur Muñoz. Un ami, Alan, m’en avait parlé, et m’avait prêté Disidentifications, me disant que cela m’intéresserait sûrement pour mes recherches. Sur la couverture du livre, il y a Vaginal Davis, jeune artiste punk, un corps démesuré et musclé, une tête ornée d’une couronne de fleurs, un regard vague et des cheveux d’or. La désidentification. Pour faire court, il s’agit d’une approche radicale propre aux personnes de couleur qui ont des sexualités minoritaires. Cette approche permet de relire l’idée d’identification souvent décrite ou abordée dans la queer theory et les critical race studies à la lumière d’une réflexion moins polarisée et plus hybride. La désidentification, c’est utiliser un code, une matière déjà fabriquée par un système dominant et modifier ce code pour y ajouter des nouvelles informations, de manière à ce que celles-ci soient uniquement visibles par les sujets minoritaires. J’ai lu ce livre il y a deux ans, et je l’ai relu pour les besoins d’un atelier auquel on m’avait invité. Relire le livre de Muñoz a été comme me plonger la tête dans de l’eau salée. Et d’être profondément remué dès que je pointais le nez dehors. Ou que j’interrompais ma lecture. Entre temps, une page Wikipédia a été créée à son sujet.

 

« Honey, where are you from? »

Gorge sèche. Je t’aimais bien pourtant : ugh.

 

 

(…) A travers des « disidentificatory spaces », un rapport fort au langage se dévoile et explique mes tentatives d’écritures : utiliser des termes, des mots français, mais imprégnés de slang, d’argot, d’anglais, d’arabe. Par exemple dans une vidéo qui se nomme « Hard to love » (« difficile d’/à aimer »), je posais la question de la difficulté à aimer une langue, une langue maternelle, considérée comme étrangère, à laquelle j’ai du mal à connecter parce que l’on parlait peu en arabe à la maison. Je fais un parallèle avec la complexité à s’aimer dans une société majoritairement blanche et capitaliste, quand on est un corps marron et que l’on veut être amoureux. Dans cette vidéo, où j’ai décidé de parler en anglais, je répète plusieurs fois la même phrase « I didn’t learn to speak … » (je n’ai pas appris à parler) où je complète la phrase par un syntagme correspondant à une langue : anglais, arabe, français, espagnol. S’ensuit alors un glissement, où je continue « I didn’t learn to talk about myself » (Je n’ai pas appris à parler de moi). Je voulais ainsi mettre en lien la difficulté de parler, dans un premier temps, la difficulté de parler en arabe, français ou en anglais, et enfin la difficulté de s’exprimer quand il s’agit de parler de soi et de certaines émotions. Cette expérimentation visuelle – où l’on voit une main qui agrippe un verre d’eau et le repose à l’infini – se voulait une manière de réfléchir à l’épuisement. L’épuisement de soi, celui de s’exprimer aussi, et cet épuisement de s’exprimer en langue étrangère.

 

do u want me to love                                   you ?

i will never love                                             you.

 

Et Marlon Riggs ? : provient de l’idée que « queer is a white thing » — idée que l’on retrouve beaucoup dans les communautés non blanches, qu’il s’agirait d’une sorte de bizarrerie. Marlon Riggs s’insurge contre cette idée à travers le documentaire « Tongues Untied » (1989, soit les « Langues déliées ») où il filme des amis à lui, principalement gays et noirs qui racontent leurs expériences et décrivent leur propres codes. Il décrit être complètement perdu dans « une mer de vanille » dès qu’il arrive à la célèbre rue de Castro à San Francisco. Il décrit alors les différentes images qui circulent sur les noirs, et qui sont stéréotypées. Et son absence en tant qu’homme noir, qui ne se retrouve représenté nulle part et de ce fait critique la blancheur des espaces queers et gays, qui ne semblent pas se soucier d’inclure d’autres minorités.

= Absence d’images pour s’identifier.

Point de départ = 0

 

 

Tu existes à partir de combien d’images ?

 

« I was always too gay for the punks and too punk for the gays. I am a societal threat » (Vaginal Davis). Dans un de mes rêves, Vaginal Davis portait une blouse bleue (bleue en arabe cela se dit « Zraq » : زْرق) et était présidente. L’autre fois où je l’ai vu en vraie, c’était dans un petit restaurant rue Rambuteau. La mascotte du lieu était un gros bouledogue.  Elle gossipait ici et là avec élégance. Elle me racontait des secrets à propos de José, remettait du vernis sur ses vieux souvenirs et moi, je me prenais pour une reine.
Une fois encore, je l’accompagnais choisir et acheter des fleurs.
Au milieu de l’étalage, je pensais alors à Mrs Dalloway. Ravie, se ravissant à elle même, elle hésitait, comme Mrs Dalloway, et ne savait finalement pas lesquelles choisir. Je lui pointais du doigt toutes les fleurs bleues, celles qui paraissaient les plus élégantes et originales.
Une autre fois, la dernière fois, elle était aux Archives Nationales. Avant de se présenter sur scène, sous le maquillage, je découvrais alors mille blessures, fêlures, éclats de réminiscences interrompues – sous ses paupières. Assise sur un sofa, entourée des vases, disques de Barbara et Nina Simone, elle racontait ces mêmes secrets mais devant un public. Sur le papier il y avait écrit que c’était une performance. Je me suis senti trahi. J’y ai vu un message //

 

// mais dans quelle dimension sommes-nous ?

Reste plus qu’à faire un dernier voyage : aller voir le Nil.

 

Dans le livre de Munoz, il y a aussi Pedro Zamora. Un peu comme Marlon Riggs et aujourd’hui avec Barry Jenkins et son film Moonlight. Ces trois là m’ont fait réaliser que je pouvais m’aimer et aimer quelqu’un qui avait la même couleur de peau que moi. « Quelques années plus tard, un autre fait une apparition importante sur MTV : José Esteban Muñoz consacre un chapitre au passage de l’activiste Pedro Zamora à la télévision en 1994. Le jeune homme a utilisé le célèbre média, véritable production qui touche les masses aux Etats-Unis, pour subvertir l’espace et « exister » dans celui-ci en tant qu’homme gay, séropositif et Latino. Il a investi le champ de l’émission de télé-réalité pour diffuser des messages de prévention, éduquer les spectateurs à la pratique du safe-sexe (rapports sexuels protégés)… Opérant un acte radical, il fait de la chaîne à grande audience une plateforme, ou plutôt une scène où performer ses identités publiquement – s’assumer comme homosexuel et séropositif –  relevait d’un acte radical et en appeler, publiquement, à la tolérance. »

 

 

Tu pourrais décoloniser ton corps, ou tu sais écrire des choses là-dessus. Mais n’écris pas là-dessus, garde cela secret, parce qu’à l’université, il vont tout reprendre, l’étudier, le disséquer et l’enseigner. Après tout sera désinvesti de sa substance, c’est pas comme ça que les suprématies fonctionnent, honey ?

 

Sorry cutie.

 

« De plus, il vit une idylle rendue publique avec un autre homme noir séropositif. Ce qui en soi constitue une véritable révolution en matière de représentations et de performances de la sexualité et de l’activisme à la télévision. Zamora s’inscrit dans une pratique de désidentification radicale. »

 

 

J’ai cru voir des arbres, arrivé au milieu d’une clairière, mais il s’agissait d’un désert.

 

AMOUREUX d’un corps brun, JE ME SUIS VU LÀ :

 

  

 
credits : (cover) Vaginal Davis © Albert Sanchez  
Youssef Chahine – Capture écran issue du film Cairo Station, 1958 (la Gare Centrale)
Eric Gyamfi – Masculine Mythology
Alaa Abu Asad, Somewhere in Palestine (2016) | aboasadalaa.wixsite.com/portfolio

Par Tarek Lakhrissi

Artiste et libraire basé à Paris. Ses principaux travaux portent sur la culture populaire, le langage, le désir et l'identité. | cargocollective.com/tareklakhrissi // @tareklakh

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